Assiste-t-on à la disparition de la "classe moyenne" dans la musique ?

Depuis quelques jours, un article du média belge "Larsen" relance le débat sur les gagnants et les perdants de l'industrie musicale depuis la crise sanitaire. Selon lui, les artistes intermédiaires seraient "en train de mourir à petit feu" en Wallonie. Un constat radical, mais la situation est-elle similaire en France ?
  • Pour commencer, il faut déterminer ce dont on parle. Par "classe moyenne" de la musique, disons qu'on entend des artistes professionnels qui vivent tant bien que mal de leur art, sans être des stars.

    Et le constat que fait Larsen, c'est qu'il est de plus en plus difficile pour eux de conserver ce statut et de ne pas retomber dans l'amateurisme en devant prendre un job alimentaire à côté.

    C'est le cas de Konoba, qui a décidé de mettre sa carrière entre parenthèses, notamment en raison de difficultés financières croissantes, et cité dans l'article :

    « La place qu’il y avait pour une culture “indé”, de taille moyenne, a disparu. On a l’impression, en Fédération Wallonie-Bruxelles, que le secteur musical va bien parce qu’on a Stromae, Damso et Angèle. Mais ce sont les arbres qui cachent une forêt qui brûle… »

    En France, plusieurs éléments viennent confirmer que cette classe moyenne n'est pas au mieux. Le secteur auquel il faut s'intéresser est bien sûr celui des concerts et des festivals, puisque l'on sait depuis belle lurette que seuls les artistes les plus connus sont bien rémunérés par les plateformes de streaming, et que les ventes de CD, de vinyles et de cassettes restent des niches commerciales.

    Le problème est qu'aujourd'hui, seuls les concerts géants ont le vent en poupe. Cet été, nous évoquions une année 2023 record pour les concerts dans les stades, ce qui fait les choux gras de Live Nation et AEG, les deux géants du secteur. A la rentrée, le tourneur de Muse (Alias Production) se réjouissait logiquement de la tournée française à guichets fermés du groupe, qui aura attiré 227 000 fans en 5 concerts…

    Cet appétit pour les concerts des plus grandes stars est porté par la fameuse Génération Z, dont on sait désormais grâce à une note de réflexion du CNM (Centre national de la musique) qu'elle préfère largement les grosses têtes d'affiche et les très grandes salles, et qu'elle est prête à économiser pendant des mois pour assister à une date de concert hors de prix par an de Taylor Swift, Beyoncé, The Weeknd ou Usher.

    Ce constat est inquiétant car il signifie que les découvertes et les artistes émergents sont délaissés en live, et que public vieillissant de la classe moyenne des artistes ne se renouvelle pas. Forcément, cela se retrouve dans les chiffres de fréquentation des salles à taille humaine.

    L'an dernier, le CNM révélait ainsi au festival MaMA que les recettes de billetterie des salles accueillant entre 1000 et 5000 personnes reculaient de 26% en 2022. Et celles de moins 1000 places s'effondraient carrément de 38%. À l'inverse, les salles de plus 5000 places étaient les seules en hausse, puisqu'elles affichaient un joli +19%.

    Autrement dit, les salles qui programment les artistes intermédiaires ont du mal à remplir leurs dates et la situation n'est pas meilleure du côté des festivals.

    Au printemps, on a ainsi appris par le CNM aussi que les petits et moyens festivals étaient menacés par la hausse des coûts, la baisse des subventions et surtout la désaffection du public, qui se tourne là encore davantage vers les plus gros événements, les seuls dont les comptes sont dans le vert, car ils n'hésitent pas à augmenter sérieusement le prix des billets pour payer les cachets de plus en plus délirants des stars comme Billie Eilish à Rock en Seine.

    Selon le CNM, les festivals qui accueillent moins de 4000 personnes ont ainsi vu leurs recettes de billetterie plonger de 34 à 39% en 2022 par rapport à 2019. Or, c'est surtout là que l'on retrouve l'essentiel de la classe moyenne des artistes.

    Il faut encore ajouter que l'inflation des coûts des tournées (transport, sécurité, technique…) touche plus durement les artistes les plus fragiles, car ils n'ont pas la capacité financière d'absorber ce choc et surtout de le faire payer à leur public via des places beaucoup plus chères, sachant qu'il est lui aussi victime de l'inflation et tenté de couper dans ses loisirs comme les concerts.

    Si on ajoute les énormes complications liées au Brexit, à cause de qui il est désormais très difficile de tourner au Royaume-Uni – un marché un peu important pour la musique – et les nouvelles habitudes prises par le public, qui réserve ses billets au dernier moment, on comprend pourquoi les concerts annulés se multiplient et les carrières s'arrêtent.

    Si l'on revient un instant en Belgique, Larsen évoque un autre point intéressant, la concurrence entre les artistes (la démocratisation de la pratique de la musique fait que les amateurs se multiplient) et les événements (concerts comme festivals) qui n'ont paradoxalement jamais été aussi nombreux.

    La frustration engendrée par le Covid a créé un effet de rattrapage, et tout le monde cherche à capter un public restreint dont le temps est d'autant plus limité qu'il est sollicité de tous les côtés par "l'économie de l'attention", où les nouveaux entrants relatifs comme Netflix, TikTok, Twitch et les jeux vidéo concurrencent les loisirs traditionnels et plus coûteux que sont les concerts.

    Les habitudes casanières prises pendant les différents confinements ont entraîné une profonde modification des pratiques culturelles, et un retour en arrière semble désormais illusoire.

    Les scènes dites "alternatives" sont sûrement aussi moins populaires aujourd'hui qu'elles l'étaient dans les années 1990 et 2000, en raison du vieillissement évoqué plus haut.

    Aujourd'hui, les stars de la pop ne sont plus vilipendées mais célébrées par la critique : c'est le fameux "poptimisme" qui porte au pinacle les derniers albums d'Olivia Rodrigo et Kylie Minogue.

    Pour autant, les aides du système français font qu'il est encore beaucoup trop tôt pour évoquer la disparition chez nous de la classe moyenne des artistes. Mais alors que la dette publique explose, combien de temps les gouvernements vont-ils accepter de préserver la diversité de la scène musicale à l'aide de subventions ?

    Si les cordons de la bourse se resserrent, la musique pourrait redevenir une pratique largement amateure. Avec en toile de fond un éternel débat : vivre de sa musique doit-il être considéré comme une norme ou comme un luxe ?

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