Festivals : pourquoi les cachets des stars s'envolent

Alors que la saison des grands événements musicaux bat son plein – sauf quand ils sont annulés – toute l'industrie des concerts et des festivals ne parle que d'une chose depuis plusieurs mois : les tarifs démesurés pratiqués par beaucoup de têtes d'affiche depuis la fin de la crise sanitaire. Une flambée des prix qui met en péril les festivals français et accroît les inégalités entre artistes.
  • Entre 1,5 et 2 millions d'euros. C'est la somme déboursée par Rock en Seine pour s'offrir la seule date française de Billie Eilish cet été. Ce sera le mercredi 23 août, et il faudra débourser 89€ pour y assister, soit 14 de plus que pour un jour "classique" du festival (entre vendredi et dimanche) où sont programmés beaucoup plus d'artistes.

    À 21 ans, l'artiste américaine vaut déjà le même prix que les Red Hot Chili Peppers, voire Iron Maiden (2 millions) selon Le Parisien, qui rappelle également que le Hellfest a dû aligner 3 millions d'euros l'an dernier pour s'offrir Metallica, sur un budget artistique total de 17 millions d'euros. Et dire qu'en 2009, le cachet de Bruce Springsteen pour les Vieilles Charrues avait fait grand bruit parce qu'il était le premier à dépasser le million d'euros…

    Nous avons changé d'époque. Pour la plupart des festivals français, les stars internationales sont désormais inaccessibles, car elles peuvent justement flirter avec le million d'euros ou le dépasser, notamment pour les rappeurs. Chiffres de Spotify et de TikTok à l'appui, les managers de ces nouvelles stars n'ont aucun scrupule à faire monter les enchères entre tous les festivals, et cette concurrence est la première raison de la hausse des cachets.

    Selon Marie Sabot, directrice de We Love Green citée par Le Parisien, "certains artistes vont jusqu'à multiplier par deux ou trois leurs cachets depuis la pandémie", ce qui explique sûrement pourquoi le coût artistique d'une journée de festival à We Love Green est passé de 450 000 euros en 2017 à 1,2 million d'euros en 2023 (source Le Monde).

    « J'ai refusé cette année certaines têtes d'affiches américaines qui étaient à 300 000€ en 2019 et revenaient à près d'un million en 2023. Leurs agents nous disent que c'est ce qu'elles valent, en observant leurs audiences en stream et en followers. Je n'accepte plus les cachets qui ne sont pas raisonnables, et je vais aller porter le problème au Prodiss. Car on est en train d'entrer dans un Far West sans foi ni loi. »

    Les événements français ne peuvent pas s'aligner avec les Anglo-saxons et les pays de l'Est, où notre tradition égalitaire d'accès à la culture n'existe pas – en France, beaucoup de festivals sont associatifs et subventionnés par les pouvoirs publics, ce qui n'est pas le cas à l'étranger.

    Dans ces pays, le pass journalier peut tourner autour de 100 euros, là où les festivals français restent parmi les moins chers d'Europe, selon une étude récente publiée par le Prodiss.

    À l'étranger, la jauge d'accueil est aussi souvent plus importante (il est courant de voir 100 000 personnes par jour) et il n'est pas rare de voir des partenariats avec des marques d'alcool et de cigarettes, ce qui est évidemment interdit en France par la loi Evin.

    Il nous reste donc les gros artistes français, mais puisqu'ils sont justement très demandés, ils appliquent eux aussi la loi de l'offre et de la demande, et choisissent simplement les propositions les plus rémunératrices.

    Contraints de s'engager dans une course aux têtes d'affiche pour attirer le grand public, les festivals français participent malgré eux à cette course folle qui a aussi tendance à produire une uniformisation des affiches, où l'on retrouve toujours un peu partout les mêmes artistes. Or, c'est la rareté qui crée la valeur et le désir de se rendre dans un événement. Mais une exclusivité, cela se paie – et l'on en revient à Billie Eilish.

    Autre explication à la hausse des cachets : le Covid bien évidemment. Sachant que les artistes n'ont pas pu tourner pendant quasiment deux années complètes (2020 et 2021), il y a un effet rattrapage qui semble spectaculaire.

    Il l'est d'autant plus que le live est plus que jamais le seul moyen fiable de gagner sa vie dans l'industrie musicale actuelle, où le streaming ne rapporte qu'aux plus grandes stars, comme… Billie Eilish, décidément. L'inflation de tous les coûts est également mise en avant, notamment par Live Nation France. Cette réalité touche tous les artistes, mais surtout les moins sobres.

    Il est bien évident que les stars qui font appel à des dizaines de semi-remorques pour des shows gargantuesques toujours plus impressionnants sur le plan de la scénographie sont davantage touchés par la hausse des prix de l'énergie par exemple. Mais il ne faut pas oublier non plus que les festivals eux-mêmes sont durement touchés par l'inflation des coûts techniques…

    On aurait également tort de penser que cette flambée des cachets est pratiquée par tout le monde. La moyenne de la hausse (grosso modo 25%) cache de fortes inégalités.

    Car derrière les tarifs démesurés pratiqués par certains artistes, beaucoup conservent des cachets quasiment stables, malgré la hausse des coûts – qui a donc parfois bon dos –, ce que confirme Stéphane Krasniewski, directeur des Suds à Arles :

    « Les cachets flambent de manière inégale, on voit une envolée de prix des têtes d'affiches internationales et françaises quand les autres artistes stagnent, c'est une disparité qu'on a tendance à occulter. »

    Programmateur des Eurockéennes, Kem Lalot ne dit pas autre chose : "le plus dur à accepter est l'écart qui grandit depuis dix ans entre le plus petit et le plus gros artiste du festival".

    Mais le plus grave, c'est que dans ce contexte, certains festivals font déjà le choix de réduire la place accordée aux artistes moins connus et émergents, ceux qui coûtent pourtant le moins cher. Le but ? Les éliminer en masse du budget pour se payer une tête d'affiche supplémentaire, comme l'assume très bien le festival Musicalarue dans Tsugi :

    « “Pour nous, il est vital d’avoir des têtes d’affiche, développe Bastien Perez, son directeur (cet été, il s’agissait d’Angèle, Bernard Lavilliers et Ibrahim Maalouf, Ndr). Je ne vais sans doute pas aller jusque-là, mais potentiellement, sur quatre-vingt-dix artistes, si j’en enlève vingt à 2000 euros, ça me permettra de sortir 40 000 euros dont je pourrais avoir besoin pour boucler une tête d’affiche qui assurera ma billetterie.” »

    Pour les festivals, le serpent se mord la queue : plus les artistes coûtent cher, plus ils doivent atteindre un taux de remplissage élevé pour être à l'équilibre. Et pour atteindre ce taux de remplissage, il faut attirer des stars toujours plus chers…

    Ce cercle vicieux fait que certains événements doivent aujourd'hui avoir un taux de remplissage supérieur à 100% pour ne pas perdre d'argent ! Autrement dit, ils sont déficitaires. Et ils ne sont clairement pas les seuls : c'était le cas de 59% des festivals interrogés par le Prodiss en 2022.

    Pour beaucoup, cette fuite en avant n'est plus tenable, et il faut réduire l'ampleur des événements pour revenir à des chiffres plus raisonnables. Mais le public suivra-t-il toujours si les stars ne sont plus au rendez-vous ?

    Et si à l'inverse, les prix des concerts et des festivals continuent d'augmenter dans un contexte d'inflation généralisée, la musique live deviendra-t-elle un produit de luxe en France aussi ?

    Une chose est sûre, de manière générale, le secteur de la musique live n'est pas en crise : selon Goldman Sachs, ce marché qui pèse 29,1 milliards de dollars aujourd'hui devrait passer à 38 milliards en 2030. Reste à savoir dans quelles poches cet argent va, et combien de festivals français seront encore en vie dans quelques années pour en profiter.

    Crédit photo : crommelincklars

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