L'inflation va-t-elle tuer les concerts et tournées ?

Comme souvent, il est un secteur dont on ne parle presque pas lorsque la hausse des prix est évoquée : celui de la culture. En difficulté depuis la crise sanitaire, l’économie déjà très fragile du spectacle vivant continue de souffrir en raison de l’inflation. Et pour les artistes, la situation commence à devenir tellement intenable que les tournées annulées se multiplient.
  • « Nous vivons la fin de l’abondance. » La phrase très commentée d’Emmanuel Macron cet été va-t-elle bientôt pouvoir s’appliquer au secteur des concerts ? Allons-nous vers un monde où partir en tournée internationale sera désormais un privilège réservé aux artistes les plus connus du monde ? Nous n’en sommes heureusement pas encore là, mais les alertes deviennent plus nombreuses.

    Ces derniers mois, de nombreux artistes ont en effet dû annuler des concerts, le plus souvent pour des raisons économiques. Le nœud du problème ? La hausse de tous les coûts, qui empêche beaucoup d’artistes d’atteindre l’équilibre financier sur une tournée. Un motif avancé en octobre dernier par Animal Collective, qui a beaucoup fait parler en annonçant l’annulation de sa tournée européenne prévue en novembre, dont une date à Paris au Trabendo.

    Dans un message posté sur les réseaux sociaux, le groupe américain avait listé les obstacles qui l’empêchaient de partir en tournée :

    « En préparant cette tournée, nous avons été confrontés à une réalité économique qui ne fonctionne tout simplement pas et qui n’est pas tenable. De l’inflation à la dévaluation monétaire en passant par le coût des frais de port et de transport, et bien, bien d’autres choses, nous n’avons tout simplement pas pu faire en sorte que cette tournée ne soit pas déficitaire, même si tout se passait au mieux. »

    Si cette annonce a déclenché tant de réactions, c’est parce qu’Animal Collective n’est pas un petit groupe qui débute, mais l’un des mastodontes du rock indépendant des vingt dernières années. Si un tel artiste est contraint d’annuler si tardivement l’ensemble d’une tournée européenne pour les raisons citées, c’est que quelque chose cloche.

     

    Et malheureusement, le phénomène est bien en train de prendre de l’ampleur. En juin dernier, le groupe californien Primus a dû se résoudre à prendre la même décision en raison de « problèmes logistiques insurmontables ». En novembre, les légendes de Liverpool Echo and the Bunnymen devaient aussi se produire en Europe dont plusieurs dates en France, mais leur tournée européenne a été supprimée en raison de l’annulation du festival belge Sinners Day auquel il devait participer. Quelques mois plus tôt, leur tournée avait déjà été reportée en raison des contraintes engendrées par la crise sanitaire.

    En septembre, il est arrivé exactement la même chose à la tournée européenne de Ministry prévue cette année, et annulée à cause de la suppression d’un festival. Un autre gros groupe de métal a également annulé l’ensemble de sa tournée européenne le même mois, en mettant en avant l’explosion des coûts : Anthrax.


    De nombreuses autres tournées sont annulées par des artistes qui souhaitent préserver leur santé mentale, et même s’ils ne le précisent pas toujours, certains font le lien avec les problèmes logistiques évoqués jusque-là. C’est le cas de Santigold, qui a expliqué dans un long post vouloir désormais privilégier son bien-être, et on peut aisément le comprendre :

    « Je ne continuerai pas à me sacrifier pour une industrie qui est devenue non viable, et qui se désintéresse du bien-être des artistes qui la font vivre. »

    Pour comprendre cette situation, il faut se rappeler que la plupart des artistes reposent sur les tournées souvent harassantes pour vivre, en raison des très faibles sommes que le streaming leur rapporte et de l’effondrement des ventes de disques. Et à cause de la crise sanitaire, les concerts n’ont pas pu avoir lieu pendant quasiment deux années entières, 2020 et 2021, synonymes de revenus proches de zéro pour ces artistes dépendants du live.

    2022 était donc très attendue comme la grande année de la reprise, mais un embouteillage s’est créé un peu partout, car tout le monde s’est précipité pour booker des dates lors de la levée des restrictions sanitaires, ce qui a contribué à la hausse des coûts et à créer une concurrence exacerbée entre artistes, obligés par ailleurs de tourner encore plus qu’avant pour tenter de renflouer les caisses.

    À cela, il faut ajouter que la menace du Covid plane bien sûr toujours, et qu’un test positif suffit à engendrer l’annulation d’une date et à faire perdre plusieurs millions dans le cas des artistes qui jouent dans des stades. Mais ce risque influence surtout beaucoup le public, dont on sait aujourd’hui qu’il a en grande partie déserté les salles et artistes les moins connus, préférant ne pas prendre de risques et se réfugier dans les valeurs sûres dans un contexte économique tendu.

    Selon une étude du CNM (Centre national de la musique) publiée en octobre dernier, les recettes 2022 des petites salles (moins de 1000 places) sont en recul de 38% par rapport à l’année 2019, et celles des moyennes (1000 à 5000 places) de 26%, tandis que les grandes (plus de 5000 places) progressent de 19%.

    Pire encore, l’été dernier, de nombreux festivals ont bu la tasse, notamment en raison de l’inflation des coûts qui se répercute sur le prix des billets et le pouvoir d’achat, mais aussi de la concurrence et d’une vague estivale de contaminations. Le marasme a même été tel que de nombreuses manifestations sont désormais menacées de disparition pure et simple après ces trois années catastrophiques pour le secteur.

    « En détails, les festivals réunissant moins de 4000 entrées payantes accusent une perte de recettes de billetterie de -39 % à -34 % en 2022 par rapport aux recettes 2019. »

    Bref, le public ne remplit plus les salles, et quand il se déplace, il a pris de nouvelles habitudes. On assiste à une explosion du nombre de places prises à la dernière minute, ce qui retire beaucoup de visibilité aux artistes et peut inciter les plus prudents à annuler des dates pour ne pas risquer de perdre trop d’argent.

    Pour contrer la hausse des coûts, les cachets de beaucoup d’artistes augmentent, ce qui crée aussi un cercle vicieux avec le public, de moins en moins enclin à payer plus cher des concerts alors que son propre pouvoir d’achat diminue.

    Enfin, il faut encore ajouter un énorme handicap : le Brexit, dont l’entrée en vigueur a incroyablement réduit la possibilité pour les artistes britanniques de tourner en Europe en raison de la complexification des démarches administratives. En avril dernier, le concert parisien du groupe White Lies a ainsi été annulé à la dernière minute car le matériel du groupe est resté bloqué à la frontière. Une situation courante et alarmante pour la scène britannique, et plus particulièrement les « petits » artistes, qui risquent de ne plus jamais pouvoir jouer en Europe dans ces conditions.

    Comment dit-on "bonne année" dans la langue de Boris Johnson ?

    Crédit photo : Flickr Iñaki Espejo-Saavedra

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