La K7 a 60 ans : voici l’histoire rembobinée d’un support qui bande encore

Le 30 août 1963 au salon industriel Berlin Radio Show, la marque Philips présentait au monde un nouveau format audio d’enregistrement analogique. Compacte, peu coûteuse et très polyvalente, la cassette sera l’une des révolutions technologiques les plus importantes de l’histoire de la musique. Jamais totalement disparue, et alors qu’elle ne cesse de gagner de nouveaux adeptes, retour sur sa création et comment elle a changé la façon d’écouter, d’enregistrer et de diffuser la musique.
  • Elle a beau être devenue un format de niche, tout le monde en voit une représentation quotidiennement sans même y prêter attention. Quand vous recevez un message vocal sur le répondeur de votre smartphone, quel symbole s’affiche ?

    Eh oui, on a souvent tendance à l’oublier, mais à l’origine, la cassette audio n’a pas été inventée pour contenir de la musique mais pour enregistrer sa voix sur un nouveau type de magnétophone à bande, plus compact que ceux utilisant des cartouches audio, peu pratiques à manipuler et encombrantes. Avant même l’apparition de la cassette audio, Philips a imaginé son premier enregistreur portable à bande, le EL 3585, grâce à un de ses ingénieurs, Lou Ottens.

    À sa sortie en 1958, c’est un petit carton commercial auprès du public, et ce succès met la puce à l’oreille de la marque néerlandaise : il y a bien un marché pour des magnétophones compacts. Au début des années 1960, Lou Ottens commence donc à diriger une équipe qui travaille sur un magnétophone portatif, dont la taille ne doit pas dépasser un bout de bois qu’il tenait dans sa poche, selon la légende.

    Le problème, c’est que les supports d’enregistrement de l’époque sont trop volumineux pour obéir à cette contrainte. En 1958, la grande firme américaine RCA – label de musique célèbre et déjà inventrice du vinyle 45 tours en 1949 – a bien essayé de sortir une cartouche à bande pratique et performante – la RCA tape cartridge –, mais son format est encore trop imposant, et elle est surtout beaucoup trop coûteuse.

    Pour toucher le grand public avec un produit à la fois accessible et miniaturisé, Lou Ottens comprend qu’il doit inventer son propre support analogique d’enregistrement. Il emprunte largement le concept de RCA, mais utilise une bande magnétique deux fois plus étroite, dont la vitesse de défilement est aussi et surtout deux fois plus lente, ce qui permet mathématiquement d’obtenir une cassette beaucoup plus compacte.

    En contrepartie, la qualité sonore est tout juste acceptable pour la voix mais beaucoup trop médiocre pour accueillir de la musique. Heureusement, l’équipe de Lou Ottens a l’intuition géniale que ça ne va pas durer, et que la cassette doit donc pouvoir enregistrer 30 minutes par face maximum, afin de rivaliser avec les vinyles 33 tours qui commencent à lancer l’ère de l’album de plus ou moins 40 minutes.

    Banco : à peine quelques années plus tard – en 1966 – et alors que la cassette audio n’en est qu’à ses balbutiements, de la musique enregistrée commence à être commercialisée sur le support aux Etats-Unis par le label Mercury, et le Royaume-Uni suit l’année suivante. Plusieurs améliorations technologiques sont apportées successivement à la bande magnétique utilisée, et la cassette devient dès les années 1970 un support audio stéréo tout à fait valable.

    Mais pour percer et se distinguer de la concurrence, elle a besoin du soutien d’un géant de l’électronique capable de produire en masse des machines compatibles avec elle. Ce sera le Japonais Sony, assez puissant pour exiger de pouvoir utiliser cette technologie sans ne rien verser à Philips.

    C’est à ce prix que la cassette devient un nouveau standard mondial et commence à s’étendre : on la retrouve dans les autoradios des voitures – l'adaptateur cassette à câble jack reste répandu aujourd'hui – et sur les radiocassettes (le fameux Boombox), deux appareils qui ont en commun de permettre d’écouter de la musique en dehors de chez soi.

    La révolution de la cassette est là. Contrairement au vinyle et à la cartouche audio, elle se transporte très facilement. Mais surtout, la cassette audio vierge est très abordable, ce qui permet à tout un chacun de commencer à l’utiliser pour enregistrer des morceaux à la radio ou pour copier le contenu d’un vinyle ou d’une autre cassette.

    C’est la naissance de l’art de la mixtape, compilation dont l’ordre des morceaux est soigneusement pensé, et que l’on réalise souvent pour un être cher, en l’accompagnant de notes et de décorations plus ou moins élaborés, avant de l’expédier parfois par le courrier postal – car la cassette est aussi légère et robuste. Certaines compilations réalisées officiellement par des magazines comme le NME sont même devenues mythiques (la C86 !).

    Une véritable culture cassette se développe : on enregistre des concerts illégalement (les bootlegs) avec des magnétophones avant de les partager. Beaucoup de groupes utilisent aussi la cassette pour enregistrer à domicile de la musique sur de petits enregistreurs analogiques à quatre pistes – comme le Portastudio de TASCAM – encore très prisés aujourd’hui de certains artistes, du côté du garage rock notamment.

    De nombreuses scènes musicales éloignées à l’époque du mainstream s’emparent de la cassette qui correspond parfaitement à l’esprit Do It Yourself, du rap au punk en passant plus tard par le Riot grrrl.

    Il faut dire aussi que la cassette audio permet aussi de diffuser la musique à grande échelle – on l’utilise même pour faire écouter les groupes occidentaux dans les pays du bloc soviétique – bien avant le téléchargement MP3 et le streaming.

    Evidemment, l’industrie musicale panique, et une célèbre campagne anticopie est lancée par la BPI (British Phonographic Industry) : "Home Taping Is Killing Music". Elle sera parodiée un peu partout et son logo a même été repris par un des meilleurs festivals de France, La Route du Rock.

    Et on n’a même pas encore évoqué l’élément déclencheur qui a véritablement fait exploser les ventes de cassettes seize ans après leur apparition. Il s’agit bien sûr de l’invention du Walkman par Sony en 1979, un baladeur cassette révolutionnaire qui permettra pour la première fois d’écouter sa musique absolument partout, puisqu’il tient véritablement dans la poche, concrétisant le vieux rêve de Lou Ottens.

    Le Walkman exploite à fond la compacité de la cassette et sa robustesse : on peut l’utiliser en faisant du sport sans que la musique saute, ce qui restera longtemps un avantage décisif face au CD – né en 1982.

    Entre 1983 et 1992, la cassette audio dépasse même le vinyle 33 tours pour devenir le support audio le plus vendu dans le monde. L’objet devient l'un des emblèmes absolus des années 1980, mais comme le vinyle et le CD, il a aussi des défauts. Malgré toutes les améliorations du monde, la cassette ne pourra jamais rivaliser avec la qualité sonore d’un vinyle et a fortiori d’un CD, qui restituent des fréquences sonores beaucoup plus larges et ne souffrent pas du même bruit parasite de souffle.

    En même temps, elle n’a jamais été pensée par Philips comme un produit hi-fi. Ce qui est plus embêtant en revanche, c’est que la bande de la cassette audio s’use au fil du temps, qu’elle se détend, et qu’elle peut même finir par s’effacer au bout de plusieurs décennies. La bande magnétique peut aussi s’emmêler, ce qui a offert au stylo Bic une nouvelle utilité – en plus de celle permettant de rembobiner manuellement les cassettes.

    Mais si la cassette est encore en vie soixante après sa création, c’est parce qu’elle reste le support physique le plus abordable. Emportée dans les années 1990 et 2000 par la déferlante du CD, des lecteurs MP3 puis du streaming sur smartphone, elle renaît depuis plusieurs années grâce aux fans de musique et aux artistes qui se détournent d’un vinyle de plus en plus hors de prix et qui apprécient la chaleur de ses défauts.

    Cette nostalgie est largement alimentée par la pop culture, qui du Stranger Things de Netflix aux Gardiens de la Galaxie de Marvel met généreusement en avant ce support d’une autre époque depuis de nombreuses années maintenant. Et les stars actuelles de la pop l’ont bien compris, puisqu’elles sortent quasiment toutes leurs albums en cassette – à des prix parfois scandaleux pour capitaliser sur le zèle de leurs fans. Un Cassette Store Day est organisé tous les ans sur le modèle du Record Store Day, les labels spécialisés de la cassette se multiplient

    Face à la demande, on recommence donc à fabriquer de la bande magnétique et des baladeurs pour cassettes, notamment en France avec Recording the Masters et We Are Rewind. Cela ne suffira jamais à refaire de la cassette audio un format mainstream – 100 milliards de cassettes ont été vendues dans le monde selon Philips – mais les ventes ont été multipliées par deux aux Etats-Unis entre 2020 et 2021. Tout le contraire d’une débandade.

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