2023 M06 27
En 2013, ce n'est pas un hasard si les Daft Punk choisissent Columbia Records pour la sortie de leur quatrième et dernier album, "Random Access Memories".
Fascinés par un certain âge d'or révolu de la musique enregistrée – en particulier les années 1970, comme on l'entend clairement sur le disque – Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo optent pour ce qui est tout simplement la plus vieille maison de disques du monde, et communiquent largement en mettant en avant le logo mythique de Columbia.
Dans la plus pure tradition Daft Punk, l'art et le marketing se mélangent, et on retrouve ce fétichisme du passé au moment de la révélation du vinyle de l'album, dont le macaron central reprend le code couleur jaune et rouge et le lettrage des grands disques Columbia de l'époque.
Les Daft Punk veulent se raccrocher à la grande histoire de la musique au format physique, et pour ce faire, quoi de mieux que de signer avec l'entreprise qui a donné naissance au format 33 tours ?
Certes, une première version (inaboutie techniquement) du disque 33 tours avait bien été imaginée en 1931 par RCA Victor, la grande rivale de Columbia Records. Mais en pleine crise économique, le grand public avait d'autres priorités. Tout va changer en juin 1948.
Après plusieurs années de travail, les ingénieurs de Columbia menés par Peter Carl Goldmark sont prêts à dévoiler leur dernier-né. Une conférence de presse est donnée au célèbre hôtel Waldorf-Astoria de New York, où la même œuvre musicale est présentée dans 2 formats.
Dans celui de l'époque – le 78 tours –, des dizaines de disques sont empilés sur une hauteur impressionnante. En version 33 tours, l'œuvre en question ne nécessite que quelques disques, empilés sur un petit tas.
Toute la révolution du microsillon est résumée dans cette démonstration : le disque 33 tours est surnommé LP (Long Play) car il permet d'enregistrer jusqu'à 23 minutes de musique par face contre à peine 5 pour le 78 tours.
C'est l'occasion de rappeler que l'important dans cette histoire, ce n'est ni la vitesse (33 tours 1/3), ni la matière (le vinyle). La révolution, c'est la durée. De 4 minutes sur un disque 78 tours, on passe à près de 23 minutes grâce à une invention capitale : le microsillon. pic.twitter.com/eYata2co75
— Thomas Henry (@ceints2bakelite) June 18, 2023
Ce bond de géant est bien sûr rendu possible par le ralentissement important de la vitesse de rotation – on savait le faire avant 1948 – mais aussi et surtout par la finesse du sillon gravée dans le vinyle, par opposition au sillon grossier qui était tracé dans les disques 78 tours. On remplace aussi la gomme-laque de ces derniers, réputée fragile, par du polychlorure de vinyle, qui donne des disques plus légers, moins épais et vendus comme "incassables"
Les industriels en profitent pour vendre des platines et des amplis, qui remplacent les vieux gramophones, et la qualité sonore progresse elle aussi largement. Les 33 tours restituent des fréquences sonores beaucoup plus larges, ils souffrent peu du "surface noise" (bruit de surface) et ils s'usent bien moins, en plus donc d'occuper beaucoup moins de place et de ne pas obliger à se lever toutes les 5 minutes pour les retourner et reprendre le fil d'une œuvre interrompue.
Toutes ces qualités sont mises en évidence sur le tout premier disque microsillon commercialisé par Columbia Records, le Concerto pour violon n°2 en mi mineur de Mendelssohn. Une œuvre d'une grosse trentaine de minutes qui peut désormais être écoutée avec une seule interruption, contre sept ou huit auparavant.
Et c'est effectivement une révolution. Mais comme beaucoup d'innovations, le disque microsillon mettra un peu de temps avant d'être définitivement adopté, car le public n'est pas équipé pour les lire, et une guerre des formats – un classique de l'industrie audiovisuelle – fait rage pendant quelques années entre Columbia et RCA Victor.
Refusant catégoriquement d'adopter le vinyle 33 tours de son concurrent, RCA préfère lancer en 1949 le 45 tours, qui deviendra le format de référence des singles (mais c'est une autre histoire). En vain : au fil des années 1950, le LP gagne sa place et remplace progressivement le vieux 78 tours.
Et à la fin de la décennie, avec l'explosion du rock'n'roll, les artistes s'emparent du format LP (46 minutes max) pour sortir des albums de plus ou moins 40 minutes, une durée imposée qui restera la norme pendant plusieurs décennies, jusqu'à l'arrivée du CD.
Grâce au disque 33 tours, l'album devient le mode d'expression artistique privilégié pour sortir une suite de chansons inédites, et certains des artistes les plus célèbres des années 1960 et 1970 l'érigeront au rang d'art majeur en remplaçant les compilations des pionniers du rock par des créations artistiques cohérentes voire des concept albums.
Avec leur grand diamètre de 30 centimètres, les 33 tours démocratisent aussi les artworks des pochettes – inventés en 1938 par Alex Steinweiss, DA chez… Columbia Records – qui deviennent souvent des œuvres d'art à part entière, et permettent de rendre les disques beaucoup plus attractifs visuellement pour les clients. Bref, la révolution du microsillon est technique, artistique et commerciale.
Mais le 33 tours a aussi des défauts, et il sera à son tour menacé puis dépassé par d'autres innovations : la cassette audio d'abord, puis le CD, qui entraînent un effondrement des ventes de vinyles à partir de la fin des années 1980.
Heureusement, comme tout le monde le sait désormais, le disque microsillon a commencé à ressusciter à partir de la fin des années 2000, au point d'être redevenu aujourd'hui le support physique de référence – malgré son prix – d'une industrie musicale outrageusement dominée par l'écoute dématérialisée en streaming.
Rien ne garantit que vos bibliothèques Spotify seront encore là dans 75 ans, mais on peut parier sur le fait que le vinyle 33 tours se portera encore bien, quitte à être fabriqué avec des matières moins polluantes que le plastique. Finalement, les publicitaires de Columbia Records avaient raison : le disque microsillon est bien indestructible.