2023 M01 17
Si le '68 Comeback Special constitue l'un des plus hauts sommets de la carrière sinusoïdale d'Elvis Presley, c'est d'abord parce que cette émission a miraculeusement relancé une machine qui battait de l'aile depuis bien des années. Lorsque l'idée d'enregistrer pour la télévision est lancée en 1967, il s'agit même de sauver un Elvis en pleine ringardisation.
Depuis son retour de l'armée au début des années 1960, le King est en effet l'esclave d'une formule mise au point par le Colonel Parker, et qui consiste à le faire jouer à tour de bras dans des comédies gentiment inoffensives et dont il signe la bande-originale, ce qui permet aux films et aux disques de remplir les caisses.
Tout le monde est gagnant, sauf le pauvre Elvis, qui ne sort plus de vrais albums et dont la discographie comme la filmographie commencent à sentir tellement mauvais que lui-même en a un peu marre. Tout comme le public et les producteurs à Hollywood, qui finissent par se détourner de cette recette répétitive.
Alors que Presley disparaît du top des charts et des conversations pendant une bonne partie des années 1960, la British Invasion emporte tout sur son passage aux Etats-Unis et est l'une des grandes responsables de son passage au second plan.
Il faut donc de toute urgence lui donner une seconde jeunesse, mais le Colonel Parker ne trouve rien de mieux que de suggérer à la chaîne NBC une émission de chants de Noël entièrement consacrée à Elvis – un Christmas Special comme cela se fait beaucoup aux Etats-Unis.
Devenu logiquement méfiant à l'égard des idées de son manager tristement célèbre, Elvis est loin d'être emballé. Heureusement, le producteur Bob Finkel a du flair et embauche le réalisateur Steve Binder, qui prend le contrôle de l'affaire avec son associé Bones Howe.
Ensemble, ils jettent aux oubliettes le concept original et imaginent plutôt un show à la gloire d'Elvis pour rajeunir son image auprès du jeune public. Quant au Colonel Parker, il pense toujours pouvoir caser une chanson de Noël en conclusion de l'émission, mais les trois autres ne sont pas sur la même longueur d'onde.
Malgré son enthousiasme retrouvé, Elvis a le trac. À cause du Colonel, il n'a plus joué devant un public depuis 1961. Une éternité. Tout King qu'il est, il a besoin d'être mis en confiance. Il exige la présence à ses côtés du guitariste Scotty Moore et du batteur DJ Fontana, deux musiciens qu'il connaît par cœur depuis ses débuts, et d'autres proches rejoignent le studio, comme le chorégraphe Lance LeGault ou le guitariste et ami Charlie Hodge.
Pour ne rien arranger à l'appréhension d'Elvis, la configuration est volontairement intimiste, puisqu'elle ressemble à un ring de boxe ouvert sur un public de plusieurs centaines de fans. Ces derniers sont censés avoir été recrutés par le Colonel Parker, mais le jour du tournage, tout le monde réalise que cet escroc n'a distribué aucun ticket. Il faut aller convaincre à la hâte les clients d'un fast food voisin de venir assister à l'émission.
Pas de quoi empêcher la tenue de la session debout deux jours plus tard, où Elvis est cette fois entouré de la crème des musiciens de studio de Los Angeles, comme le batteur Hal Blaine et les guitaristes Mike Deasy et Tommy Tedesco.
Elvis se paye même le luxe de conclure le show en chantant un superbe nouveau morceau qui cartonnera dans les charts et lui permet surtout de porter un message politique après l'assassinat de Martin Luther King à Memphis, un drame national qui l'a beaucoup affecté. Evidemment, le Colonel Parker est d'abord hostile au morceau, mais il doit une nouvelle fois s'incliner face à la volonté retrouvée de son poulain.
Au lieu de chanter un morceau de Noël, Elvis Presley termine donc l'émission avec un banger absolu, chanté dans un costume blanc et devant des lettres rouges géantes qui affichent ELVIS, un concept auquel plusieurs artistes rendront hommage au cours des décennies suivantes, quand ils ne reprendront pas carrément l'idée de la performance posée à la télévision devant un public (coucou MTV Unplugged).
Pour Elvis, c'est un comeback retentissant. La bande-originale de l'émission fait un carton, et celle-ci est surtout regardée par un chiffre inimaginable aujourd'hui, c’est-à-dire 42% de l'audience de l'époque aux Etats-Unis. Le '68 Comeback Special devient tout simplement l'émission la plus vue de la saison.
Revigoré par ce succès, Elvis décide d'entrer dans le mythique American Sound Studio de Memphis pour enregistrer avec le producteur Chips Moman son premier vrai album studio depuis des années. Le chef-d'œuvre "From Elvis in Memphis" en sort en 1969 et fait chavirer le public avec notamment un single ravageur, In the Ghetto, avant que le grandiose Suspicious Minds n'enfonce le clou quelques mois plus tard.
Elvis est définitivement de retour, et il est même déterminé à reprendre les concerts, ce qu'il fera à l'été 1969 au Las Vegas International Hotel pour une série de shows complets et de très haut niveau. Malheureusement, cette embellie sera de courte durée, puisque dès les années 1970, la carrière d'Elvis prendra à nouveau un ultime mauvais tournant, et s'achèvera tragiquement de la manière que l'on sait le 16 août 1977.
Pour autant, le '68 Comeback Special a acquis au fil des années un statut de plus en plus culte, au point qu'après avoir occupé une place de premier plan dans le film de Baz Luhrmann et sa promo, il va avoir droit à son propre documentaire sous la houlette de son réalisateur de l'époque, Steve Binder, également auteur du livre Elvis '68 Comeback: The Story Behind the Special, sorti en 2018 pour le cinquantième anniversaire de l'émission.
Elvis (Baz Luhrmann, 2022), un film disponible sur CANAL+.
Crédit photo : pochette "From Elvis in Memphis".