Comment une pub Nike de la Coupe du monde 2002 a ressuscité Elvis

Il y a vingt ans a eu lieu l’un des mariages les plus réussis entre rock’n’roll, football et publicité. Tournés à l’occasion de la Coupe du monde 2002, les spots de la campagne « Secret Tournament » sont entrés au panthéon de la marque à la virgule. Et ils le doivent à deux choses : une pléiade de stars du ballon rond et la musique intemporelle du King.
  • Si on vous demande quel artiste a placé le plus de singles en tête des charts au Royaume-Uni, il est fort probable que vous répondiez The Beatles. Et pourtant, les Fab Four ont été battus en 2002 par un Américain. Pas n’importe lequel certes, mais décédé depuis longtemps : Elvis Presley. Et tout ça à cause d’un sport inventé par les Anglais, à savoir le football.

    Retour en 2001. Au tournant du troisième millénaire, Nike est encore un acteur relativement jeune sur le marché du foot. Mais depuis le milieu des années 1990, la fabricant de sportswear ne lésine pas sur les moyens pour tenter de rattraper son retard sur Adidas, le partenaire historique de la Coupe du monde depuis des décennies.

    À chaque grande compétition internationale, la marque à la virgule sort ainsi des campagnes de pub qui débordent d’ambition et restent dans toutes les mémoires, comme celle de la sélection brésilienne à l’aéroport pour la Coupe du monde en France, réalisée par John Woo.

    Pour l’édition 2002, Nike veut faire encore mieux car l’enjeu est énorme : la compétition se déroule au Japon et en Corée du Sud, deux nouveaux marchés très prometteurs pour le football. Dès l’été 2001, la grosse agence de pub Wieden & Kennedy est donc chargée par son client de toujours de trouver une idée de génie. Et c’est exactement ce qu'elle réussit à faire.

    Capitalisant sur les dizaines de footballeurs sponsorisés par Nike, l’agence imagine l’idée d’un tournoi secret (le nom officiel de la campagne est Secret Tournament) de street soccer aux règles uniques et réunissant certains des meilleurs joueurs du monde. Le concept : huit épiques – aux noms délicieusement too much – de trois joueurs s’affrontent dans les cales d’un énorme bateau avec une seule règle : le premier à marquer se qualifie.

    Mais il y a mieux. Les joueurs sont en effet enfermés dans une cage, ce qui permet au ballon de ne jamais sortir, et incite à tenter des tricks improbables. C’est tout ce que veut Nike : une célébration de la folle créativité et du talent brut des joueurs, par opposition aux valeurs traditionnelles un peu ennuyeuses véhiculées alors par Adidas, le concurrent allemand.

    Une idée facile à mettre en œuvre avec les joueurs présents, dont la liste ressemble tout simplement au All-Star Game mental de tous les gamins de l’époque : Thierry Henry, Ronaldinho, Ruud van Nistelrooy, Ronaldo, Francesco Totti, Patrick Vieira, Roberto Carlos, Fabio Cannavaro, Luís Figo, Edgar Davids, Freddie Ljungberg…

    Quant à « l’arbitre », il s’agit d’un certain Eric Cantona, à mi-chemin entre le Monsieur Loyal et l’arbitre de boxe, qui hurle dans son micro suspendu et se déhanche au fil des actions.

    Toutes ces stars sont réunies dans des studios à Rome pour tourner sous la direction d’un réalisateur à la renommée mondiale, Terry Gilliam, qui a amené dans ses bagages son chef opérateur Nicola Pecorini et son chef décorateur Stefano Maria Ortolani pour créer un univers post-apocalyptique à la Mad Max.

    Sur le papier, tout roule, mais devant les images, les cadres de Nike et de Wieden & Kennedy sont inquiets : la pub ne fonctionne pas car les musiques envisagées ne collent pas à l’ambiance du clip.

    Ils envisagent le Whole Lotta Love de Led Zeppelin, mais personne n’est vraiment convaincu, et il est de toute façon impossible d’en obtenir les droits. Alors pourquoi pas le Push the Tempo de Fatboy Slim ? Le thème du morceau est cohérent, mais la musique va beaucoup trop vite pour le clip. La panique s’empare de tout le monde car le temps presse, il faut absolument trouver le titre qui convient en quelques jours. Chez Nike, le responsable de la campagne se met même à composer sur son clavier Casio.

    Mais le salut va venir d’un cinéma d’Amsterdam, où sont situés les bureaux de Wieden & Kennedy qui travaillent pour Nike. Deux membres de l’équipe vont voir Ocean’s Eleven, le nouveau blockbuster de Steven Soderbergh, et dans une scène, ils sont interpellés par un morceau dont on n’entend qu’un court extrait. Ce titre, c’est A Little Less Conversation, un single endiablé d’Elvis Presley sorti en 1968 pour le film Le Grand Frisson (Norman Taurog), mais qui n’est jamais devenu un tube jusque-là.

    Cette fois, c’est la bonne. La musique d’Elvis correspond parfaitement à l’énergie créative des joueurs, et il se dégage du mélange des deux un plaisir et un sens du fun indescriptibles. Problème : il faut encore sécuriser le droit d’utiliser le morceau, et la partie ne s’annonce pas facile, car entre le label (BMG), l’éditeur (Williamson Music Company) et les ayants droit d’Elvis, on demande à Nike de débourser un million et demi de dollars, alors que l’entreprise a déjà cramé quasiment tout le budget de la campagne – soit près de 15 millions de dollars.

    Mark Thomashow de Nike est donc envoyé au casse-pipe pour négocier avec un budget de… 100 000 dollars. Mais hasard du calendrier, le label d’Elvis doit sortir au mois de septembre 2002 une grosse compilation de singles d’Elvis ("30 #1 Hits"), et avoir la musique d’Elvis qui tourne dans une pub – avec les meilleurs joueurs du monde – diffusée dans le monde entier à partir du mois de mars constitue un moyen de promotion très puissant pour le label et un argument de négociation aussi convaincant pour Nike. Ce d’autant plus que c’est l’occasion de faire découvrir Elvis à une nouvelle génération de jeunes, en particulier en Europe.

    Finalement, un certain Ad Bradley de BMG finit par céder les droits pour 200 000 dollars, ce qui constitue une affaire pour un morceau d’Elvis. Du moins avant de connaître la suite.

    Car il y a encore des rebondissements. D’abord, le titre est trop court pour la version longue de la pub, qui dure trois minutes contre moins de deux pour la version souhaitée du morceau. Et en l’état, certains s’inquiètent de voir une chanson de 1968 sur un clip de foot en 2002. Décision est donc prise de remixer le titre dans l’urgence. Par chance, les bureaux de Wieden & Kennedy à Amsterdam sont situés juste à côté du studio d’un artiste néerlandais qui monte, Tom « Junkie XL » Holkenborg.

    L’agence lui demande donc de remixer le morceau pour le lendemain dans des conditions inacceptables : il ne possède pas les différents « stems » du titre et doit par conséquent se débrouiller pour le découper manuellement, il n’est pas certain du tout que son travail sera utilisé, et il est à peine payé. Mais miraculeusement, il parvient à sortir en quelques heures un remix qui dépote, une sorte de version big beat – nous sommes encore en 2002 – qui met l’accent sur un gros son de batterie et renforce la guitare et les cuivres.

    C’est un tube, et contrairment à ce qui était envisagé au départ, aucun artiste plus connu ne touchera au morceau. Mais il reste encore un problème : personne en dehors de la famille Presley n’a jamais eu l’autorisation de remixer un titre du King. Et il est impossible que les ayants droit d’Elvis acceptent que quelqu’un dont le pseudo est « Junkie XL » soit associé à son nom.

    Pour cette fois, ce sera donc JXL, et un remix ou rien. L’agence obtient gain de cause, et malgré les dernières réticences des grands pontes de Nike, inquiets de voir la marque américaine utiliser l’artiste made in USA par excellence pour une campagne internationale et un sport européen, c’est trop tard, le choix est fait.

    La suite ? Elle est idyllique pour Nike comme pour Elvis. Avec cette campagne – à l’époque la plus chère de l’histoire de la marque en termes d’achat d’espace publicitaire – les ventes ont explosé en Asie, et les recettes du marché international ont dépassé pour la première fois celles du marché américain. Le patron de Nike (Mark Parker) considère même cette campagne comme « la plus réussie jamais réalisée par Nike ».

    Quant à Elvis, il retrouve le sommet des charts, vingt-cinq ans après sa mort. Sorti le 10 juin 2002 pour le début de la Coupe du monde, le remix de A Little Less Conversation devient un des tubes de l’été et atteint la première place des charts dans pas moins de 24 pays. Le succès est tel qu’à la toute dernière minute, le label intègre le single à la compilation "ELV1S: 30 No. 1 Hits" comme 31ème morceau.

    Mais c’est au Royaume-Uni que la performance est la plus importante. Le titre y reste en tête des charts pendant quatre semaines consécutives, et c’est la 18ème chanson d’Elvis à atteindre la place de numéro un dans le pays – 25 ans après le précédent en 1977 – soit un de plus que les Beatles, coincés à 17. Merci qui ? Merci Nike.

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