2023 M09 11
Il est difficile de trouver les superlatifs pour qualifier la trajectoire d’Olivia Rodrigo depuis ce 8 janvier 2021. Ce jour-là, celle qui était alors jusque-là « seulement » une actrice dans la série High School Musical (Disney+) sort son premier single, Drivers License.
On connaît la suite – des records à la pelle sur Spotify et un triomphe aux Grammy Awards – mais on oublie souvent à quel point ce morceau et son succès auraient pu être tétanisants pour Rodrigo. Au-delà des chiffres et du phénomène TikTok, Drivers License n’est en effet pas n’importe quel tube.
C’est l’une des premières grandes chansons des années 2020 – à classer parmi les rares dont on fêtera les 10 ans en 2031 avec forcément beaucoup de nostalgie. Car même après des centaines d’écoutes et de mèmes (RED LIGHTS, STOP SIGN !), les frissons sont toujours aussi perceptibles à l’écoute de ce qui ressemble à la chanson de rupture ultime, avec un pont dévastateur en forme d’apothéose comme on n’en entend plus si souvent.
Mais voilà, Olivia Rodrigo a ensuite montré à tout le monde que Drivers License n’avait rien d’un heureux accident avec un premier album remarquable, "Sour", qui a fait d’elle la nouvelle star de la pop de qualité – à seulement 18 ans, très loin devant la concurrence de l’époque. On aurait donc pu accueillir ce deuxième album avec une certaine fébrilité, mais en réalité, l’affaire était déjà très bien engagée depuis la sortie du premier single en juin dernier.
Car sur Vampire, Olivia Rodrigo réédite l’exploit de Drivers License. Le piano-voix d’intro laisse la place à une progression ravageuse d’accords, avant que plusieurs breaks et changements de tempo ne métamorphosent la chanson en un mini-opéra pop assez grandiose.
Surtout, elle utilise sa voix plus assurée que jamais pour s’adresser avec ses tripes (vous l’avez ?) et de façon acerbe à un suceur de sang qui l’exploitait dans une relation toxique. Cathartique et à fleur de peau : les ingrédients n’ont pas changé, mais la recette a été sérieusement épicée.
Et la bonne nouvelle, c’est que cette ambition se confirme dès le morceau qui ouvre "Guts". All-American Bitch commence comme une gentille chanson folk, avant de transformer en pépite pop-punk où Rodrigo hurle tout ce qu’elle peut, en alternance avec des vers où elle moque la sexualisation des jeunes filles avec l’humour qui la caractérise, avec un petit hommage à Lana Del Rey au passage : "I’m grateful all the time/I’m sexy and I’m kind/I’m pretty when I cry".
Pour quiconque n’est pas allergique au rock des années 1990 et 2000, c’est une façon assez jouissive d’ouvrir un album. Et ce penchant d’Olivia Rodrigo pour la musique qu’elle écoutait en grandissant avec ses parents se confirme sur le reste de "Guts", où elle a le cran d’assumer l’influence de genres et de sonorités aujourd’hui quasiment inexistants des plus gros succès de la pop.
Il ne faut pas avoir peur des mots : "Guts" est un vrai album de rock, et cela se vérifie sur son excellent deuxième single, Bad Idea Right? – avec sa basse 90’s à souhait – et où Rodrigo s’amuse avec une assurance inédite à jouer avec l’idée de remettre le couvert avec son ex.
Les guitares sont saturées juste comme il faut, les paroles et la diction sont irrésistiblement fun – "Yes, I know that he's my ex/But can't two people reconnect?/I only see him as a friend/(The biggest lie I ever said)" – et tout le monde vient de rajeunir de dix ans en trois minutes.
Le retour en arrière est encore plus prononcé sur Ballad of a Homeschooled Girl, où Rodrigo chante le mal-être et le malaise adolescent en société, en montrant encore une fois qu’elle sait de quoi elle parle ("And I hate all my clothes/Feels like my skin doesn't fit right over my bones (…) Each time I step outside, it's social suicide/It's social suicide, wanna curl up and die") avant d’ajouter, incorrigible : "Every guy I like is gay".
Mais Olivia Rodrigo reste fidèle à elle-même, et évidemment elle ne peut pas s’empêcher d’injecter une bonne dose de drama amoureux adolescent dans ses morceaux.
Personne ne s’en plaindra : sur le très new wave Love is Embarrassing, elle se moque de ses erreurs de jeunesse avec une maturité impressionnante ("My God, how could I be so stupid?/You found a new version of me/And I damn near started World War III/Jesus, what was I even doing?") avant de nous achever avec une ligne destinée à devenir une punchline pour la vie : "I'm planning out my wedding with some guy I'm never marrying".
Parfois, on se dit que ça va trop loin et que tout ça va mal finir, comme sur Get Him Back!, où le style si casse-gueule du rap rock est ressuscité sur une énorme basse.
Mais il s’agit en définitive d’un des meilleurs titres de l’album : Rodrigo transforme ce qui ressemble d’abord à une revenge song en morceau aussi ambigu que son titre, laissant entendre qu’elle pourrait à la fois retrouver son ex mais aussi l’humilier : "I wanna kiss his face (I want to get him back)/With an uppercut/I wanna meet his mom (then I, I want to get him back)/And tell her her son sucks, yeah."
Et quand Olivia Rodrigo reste complètement premier degré et raconte l’envers du décor de la célébrité dès le plus jeune âge (Making the Bed) sur les arrangements parfaitement dosés de Dan Nigro – qui est le seul producteur de l’ensemble comme sur "Sour", on a bien du mal à résister aussi.
Sur l’excellent Pretty Isn’t Pretty, elle évoque avec une pertinence redoutable sa lassitude des standards de beauté impossibles fixés aux femmes (And I bought all the clothes that they told me to buy/I chased some dumb ideal my whole fucking life/And none of it matters and none of it ends/You just feel like shit over and over again) et on ne doute pas que cette rage bien dirigée va faire mouche bien au-delà de la Gen Z.
Pour un peu, on en oublierait presque qu’Olivia Rodrigo maîtrise aujourd’hui la balade piano-voix mieux que personne, mais elle ne manque pas de le rappeler sur les revenge songs The Grudge et Logical, dont l’efficacité et la sobriété passent presque inaperçus au milieu de ce feu d’artifice maximaliste.
Mais en bonne stratège, Olivia Rodrigo garde le meilleur pour la fin avec Teenage Dream (coucou Katy Perry), où elle se retourne vers sa jeunesse perdue au profit de sa carrière ("Got your whole life ahead of you, you're only 19/But I fear that they already got all the best parts of me").
La progression des accords est aussi satisfaisante que sur le reste de l’album, mais juste avant que la partition se referme, Olivia Rodrigo remet ça une dernière fois avec un pont absolument délicieux qui nous attrape par le col et nous plonge la tête la première dans une explosion orchestrale finale à la Happier Than Ever de Billie Eilish.
On ne sait pas si Olivia Rodrigo a passé avec brio le cap du deuxième album grâce au conseil de Jack White ("Ton seul job est d’écrire de la musique que tu aimerais entendre à la radio"), mais on sait qu’à 20 ans, elle vient de sortir les 39 minutes de rage adolescente les plus exaltantes et rafraîchissantes de l’année.
Soit exactement ce qu’il fallait pour supporter cette rentrée.