2023 M04 4
Quiconque suit un peu l'actualité musicale n'a pas pu échapper aux dithyrambes réservés par la critique à "Did You Know That There's a Tunnel Under Ocean Blvd", le neuvième album de Lana Del Rey sorti il y a quelques jours.
Comme ce n'est pas l'objet de cet article, on se contentera de préciser que beaucoup de journalistes le considèrent comme le chef-d'œuvre qui confirme son statut d'artiste majeure de la dernière décennie, ce que l'on savait pourtant déjà depuis bien longtemps compte tenu de la richesse de la discographie de Lana Del Rey.
On pourrait même aller jusqu'à dire que dès son premier album sorti sur une major, "Born to Die" (2012), il aurait dû être évident pour tout le monde que son autrice ne boxait pas dans la même catégorie que les autres.
Oui mais voilà, quand Lana Del Rey a explosé aux yeux du monde en fin d'année 2011 avec les clips DIY de Video Games et Blue Jeans, personne n'imaginait qu'elle trônerait sur la pop dix ans plus tard.
Au contraire, lorsque la hype entourant Lana Del Rey a commencé à monter à l'époque, tout le monde ou presque imagine alors qu'il s'agit d'un ballon de baudruche voué à disparaître aussi vite qu'il est arrivé.
Les deux premiers singles susmentionnés ont certes été bien accueillis – comment pouvait-il en être autrement quand on les écoute ? – par la plupart des médias, mais très vite, Lana Del Rey a commencé à faire l'objet d'une campagne de dénigrement d'une ampleur inégalée sur les blogs musicaux américains, à une époque où ces derniers étaient encore au sommet de la vague.
Le défunt Hipster Runoff change par exemple son nom en Lana Del Report et commence à faire une véritable fixation sur celle qui commence à être considérée comme une escroquerie montée de toutes pièces par des forces obscures de l'industrie musicale.
Ce blog très influent aujourd'hui enterré fouille alors dans le passé de Lana Del Rey, et révèle tout ce que l'on sait aujourd'hui (rien d'extraordinaire rétrospectivement), à savoir entre autres qu'elle a d'abord échoué à faire carrière sous son propre nom dans la musique – rien de honteux à cela d'ailleurs, David Bowie a-t-il réussi dès ses premiers essais en tant que David Jones ? Non.
Dans la plus pure tradition américaine, des théories complotistes plus ou moins délirantes commencent à circuler à son propos, arguant que Lana Del Rey est un pur produit marketé par des managers et des avocats qui seraient responsables de toute sa transformation, du look "Mad Men" – la série vintage est alors incontournable – au nom en passant bien sûr par la musique et les clips.
En gros, Lana Del Rey serait une marionnette responsable d'à peu près rien du tout dans son succès. Comble de l'infamie, elle aurait injecté du collagène pour faire gonfler ses lèvres, qui deviennent l'un des sujets les plus discutés d'Internet à l'époque (rétrospectivement, quelle tristesse encore).
On moque la duck face de Lana Del Rey, et bientôt, elle est renommée en "Lana Del Duck" dans une parodie douteuse très populaire où ses paroles sont remplacées bien sûr par la voix de canard de Donald Duck.
Les tabloïds s'en mêlent, et tous les aspects de la vie de Lana Del Rey sont scrutés : on accuse son père millionnaire – les Strokes et les Rolling Stones étaient-ils pauvres ? – d'être derrière la carrière de sa fille et certains pensent même qu'elle a mis en scène ses années de galère passées à dormir dans un van et à vivre de petits boulots à New York pendant ses échecs musicaux.
Plus son compteur de vues augmente sur YouTube, plus la détestation monte contre Lana Del Rey, considérée alors comme une artiste ratée qui tente de forcer la porte de l'indé mainstream – on mélange tout et n'importe quoi – grâce à un entourage mystérieux qui tire les ficelles dans l'ombre.
L'attente autour de l'album à paraître monte crescendo, et Lana Del Rey va alors offrir des munitions inespérées à ses détracteurs. Nous sommes le 14 janvier 2012, et elle est invitée à chanter deux morceaux sur le célèbre plateau du Saturday Night Live, un privilège alors rarissime pour une artiste avec si peu d'expérience, et qui ne fait qu'alimenter les soupçons de conspiration, même s'il n'a rien de scandaleux compte tenu du phénomène à l'époque et des artistes horribles déjà passés par SNL.
Mais inutile de tergiverser : Lana Del Rey s'y plante royalement, livrant une prestation vocale des plus bancales – comme bien d'autres artistes avant elle.
Mais il n'en fallait pas plus pour que la machine s'emballe. Le journaliste et présentateur américain Brian Williams (NBC) considère cette performance comme la "pire de l'histoire de SNL" (rien que ça), tout en considérant que Lana Del Rey ne méritait pas d'être invitée.
Si le raté est indéniable – et encore, c'est loin d'être aussi grave que ce qu'on pouvait lire à l'époque – c'est la violence des réactions qui interroge rétrospectivement. Sur la foi de cette seule prestation, on se déchaîne contre les capacités vocales de Lana Del Rey, qui a par ailleurs déjà expliqué en interview avoir décidé de chanter avec cette tessiture contralto si caractéristique parce qu'on ne la prenait pas au sérieux avec une voix plus aigüe.
Fait notable : au moment de la polémique, les deux acteurs présents sur le plateau du SNL (Andy Samberg et Daniel Radcliffe) viennent à la rescousse de Lana Del Rey, et affirment avant les autres que les critiques sont surtout liées à tout le bruit médiatique entourant l'artiste.
Quelques semaines plus tard, l'émission se distinguera même de la meute en défendant publiquement Lana Del Rey, avec un sketch où Kristen Wiig l'incarne et envoie une réplique grandiose : "aucun musicien sérieux ne changerait son nom, à part peut-être Sting, Cher, Elton John, Lady Gaga, Jay-Z, tout le hip-hop et bien sûr Bob Dylan".
Cette remarque très pertinente permet de revenir sur LA grande accusation visant alors Lana Del Rey dans les médias : elle ne serait pas authentique et jouerait en quelque sorte un personnage.
Bizarrement, un an plus tard, les mêmes médias se prosterneront – à raison mais ce n'est pas le sujet – devant le retour de David Bowie, qualifié un peu partout avec le poncif de "caméléon" ayant incarné d'innombrables personnages pendant sa carrière. Y aurait-il un deux poids, deux mesures entre les hommes et les femmes artistes ?
De même, Elvis Presley, l'une des grandes inspirations de Lana Del Rey, n'était-il pas une icône contrôlée par un entourage tout puissant ? Il n'est pas nécessaire de connaître sur le bout des doigts la vie du King pour se douter que Lana Del Rey a toujours bénéficié d'une liberté artistique infiniment plus grande que celle de son modèle. Ce n'est pas difficile mais c'est tant mieux.
Mais en janvier 2012, tout cela est inaudible, et des médias gonflés à bloc attendent l'album de Lana Del Rey avec un fusil chargé prêt à être dégainé. Le 27 janvier 2012, "Born to Die" débarque dans les bacs, et cela ne rate pas : il est massacré par la critique. Aux Etats-Unis, Rob Sheffield lui accorde 2/5 dans Rolling Stone et commence par ces mots :
« Remerciez Lana Del Rey : au moins, elle n'a pas fondu en larmes à Saturday Night Live. C'est une starlette pour blogueurs musicaux, qui génèrent du buzz autour d'elle depuis l'année dernière. Mais pour le reste d'entre nous, elle n'est qu'une apprentie chanteuse de plus qui n'était pas encore prête à sortir un album. »
Ça pique. Mais voyons ce que La Mecque des sites musicaux (Pitchfork) en a pensé après avoir attribué le si convoité label "Best New Track" à Video Games :
« Malgré tous ses roucoulements sur l'amour et la ferveur, cet album est l'équivalent d'un orgasme simulé. »
Note finale : 5,5/10. On vous épargne le reste de critiques de l'époque, qui sont au diapason. Sachez en revanche que depuis sa sortie, "Born to Die" a été réévalué nettement à la hausse dans la plupart de ces médias, au point d'être finalement cité dans presque tous les tops répertoriant les meilleurs albums de la décennie 2010.
Un retournement de veste spectaculaire qui ne doit rien au hasard : très vite, les contempteurs de Lana Del Rey n'ont pu que constater l'influence énorme de "Born to Die" sur la musique d'aujourd'hui – la carrière de Billie Eilish n'existerait pas sans ce disque par exemple.
Enorme succès populaire, "Born to Die" fait en effet partie de la liste très restreinte des albums ayant défini les années 2010, aux côtés notamment du "Random Access Memories" de Daft Punk et du "AM" des Arctic Monkeys.
Conscients d'avoir eu tort comme c'est déjà arrivé à beaucoup d'autres avec des albums majeurs incompris à leur sortie – les Ramones en 1976 dans Rock&Folk, "Homework" de Daft Punk dans Les Inrockuptibles –, de nombreux médias initialement critiques envers "Born to Die" ont aussi avoué rétrospectivement que l'album était sans doute trop en avance sur son temps pour expliquer leur froideur initiale.
D'autres dont nous faisons partie y voient plutôt une misogynie plus ou moins intériorisée : en 2012 comme en 2023, on a parfaitement le droit de critiquer Lana Del Rey, encore faut-il le faire avec des arguments qui sont les mêmes que ceux appliqués aux hommes.
Enfin, qu'en était-il en France ? Si toutes les polémiques autour de Lana Del Rey ont bien traversé l'Atlantique à l'époque, notre pays s'est particulièrement distingué lors de ses premières interviews télévisées. Jugez plutôt. Fin 2011, Lana Del Rey est ainsi invitée sur le plateau de l'émission musicale "Taratata", présentée par Nagui.
Lors de l'interview, ce dernier lui demande si "elle a toujours eu cette mine boudeuse quand elle était petite", avant d'imiter l'expression de son visage. Malaise. Lana Del Rey envoie alors un "shut up" (ta gueule) qui estomaque son interlocuteur et continue de faire le bonheur de ses fans sur YouTube aujourd'hui.
À l'époque, son passage au Grand Journal de CANAL+ fait également grand bruit. On raconte alors que Lana Del Rey a annulé toutes les interviews prévues avec les médias français, suite à une question coupée au montage mais qui mentionnait la similitude entre Video Games et une obcure chanson grecque.
Réponse de l'intéressée dans une interview au Parisien : "C’est la première fois que j’entendais parler de cette histoire. Et cela m’a beaucoup agacée. Le journaliste m’a posé la question parce qu’il ne m’aime pas, j’en suis certaine."
Rétrospectivement, on peut facilement expliquer cette réaction. Voyant son album réduit en miettes dans tous les médias, Lana Del Rey semble acculée et de plus en plus sur la défensive voire apeurée en interview, où elle donne l'impression – surtout devant les caméras – d'aller à l'abattoir.
Chez nous, le Triangle des Bermudes de la critique grand public (Libération, Le Monde, Les Inrocks) détruit en effet "Born to Die" avec une férocité plus grande encore que dans son pays natal.
En 2023, tout le monde ou presque a oublié ces mots, les concerts ratés de Lana Del Rey, les accusations de plagiat, l'idée longtemps très répandue selon laquelle elle n'est rien sans les songwriters qui l'accompagnent, les moqueries sur les couronnes de fleurs, les fixations sexistes sur le physique, et la Schadenfreude ressentie en détruisant Lana Del Rey.
2011-2012 était une autre époque : #MeToo n'existait pas, les journalistes accumulaient les followers sur le jeune réseau social Twitter en tirant à vue sur tout ce qui bouge, et les blogs musicaux avaient trouvé avec Lana Del Rey la victime idéale pour alimenter toute la journée un flux ininterrompu d'articles clickbait, et plus généralement, l'industrie de la musique était encore beaucoup plus misogyne qu'aujourd'hui, ce qui en dit finalement déjà beaucoup.
Rolling Stone vient de qualifier Lana Del Rey de "plus grande songwriter américaine du 21ème siècle" (wow) et Pitchfork en a fait de même en jugeant carrément qu'elle est "l'une des plus grandes songwriters américaines en vie" (wow bis).
D'un extrême à l'autre, il n'y a parfois qu'un pas.
Lana Del Rey était déjà grande en 2012, et nous étions simplement trop bêtes pour le reconnaître.