2023 M03 29
En février dernier, le CNM (Centre national de la musique) publiait son "état des lieux de la présence des femmes dans la filière musicale". Celui-ci confirmait ce que l'on sait déjà depuis belle lurette, à savoir qu'à tous les étages de la musique en France, les femmes sont toujours aussi invisibilisées.
Mais parmi les chiffres peu flatteurs présentés par l'étude à ce sujet, le plus choquant est peut-être celui qui concerne nos festivals, puisqu'on ne trouve que 14% de femmes dans la programmation des 90 festivals de musiques actuelles étudiés (chiffres 2019, la dernière année "normale" du secteur avant le Covid), avec quelques variations selon les genres musicaux, où les plus mauvais élèves sont le rock/metal (10%) et le reggae/dub (6%).
— Centre national de la musique (@le_CNM) February 9, 2023
S'ils veulent se rassurer, nos festivals peuvent se dire que la France ne fait pas pire qu'ailleurs, où les statistiques sont sensiblement les mêmes. Selon Pitchfork, les artistes féminines étaient aussi 14% dans les festivals américains en 2017, et ce n'est pas beaucoup mieux chez nos voisins européens : 22% en Belgique (Wallonie) et 15% en Allemagne (toujours selon le CNM), et 21% au Royaume-Uni.
Le cas de nos voisins britanniques est intéressant, puisque c'est de là que le débat déjà vieux de plusieurs années est reparti ce mois-ci – en 2018, Lily Allen avait eu l'idée de rayer le nom des artistes masculins des festivals pour montrer combien de femmes y étaient programmées, effet garanti.
The struggle is real pic.twitter.com/R58zKuCaK2
— Lily A (@lilyallen) January 23, 2018
Là-bas, c'est un autre chiffre qui fait grand bruit depuis l'été dernier, où la BBC a publié une étude selon laquelle on ne trouve que 13% de femmes parmi les têtes d'affiches des 50 plus gros festivals du pays, contre 74,5% d'artistes exclusivement masculins. Et l'affiche 2023 de Glastonbury est donc loin d'être un cas à part, puisque dans la moitié des festivals étudiés l'an dernier, on ne trouvait aucune tête d'affiche féminine.
On ne dispose pas d'une étude comparable pour la France, mais on peut noter que cette année, les deux premières têtes d'affiche de Rock en Seine sont Billie Eilish et Florence + The Machine (et on retrouve aussi les confirmées Wet Leg et Amyl & The Sniffers juste en-dessous), ce qui prouve déjà qu'il est parfaitement possible pour un festival aussi énorme de choisir des artistes féminines en tête d'affiche. Mais malgré cet exemple particulier, pourquoi les femmes restent-elles encore aussi minoritaires dans la programmation des festivals ?
🐯 ROCK EN SEINE 2023 🐯
— Rock en Seine (@rockenseine) March 14, 2023
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📆 23, 25, 26 & 27 août 2023
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Allons droit au but : il s'agit d'un problème systémique qui reflète en fait les inégalités criantes de l'ensemble de la filière musicale. Comme le montre l'étude du CNM, les artistes féminines sont largement sous-représentées par rapport aux hommes, où que l'on regarde : dans la musique enregistrée et commercialisée bien sûr, mais aussi dans les titres diffusés à la radio/télévision, ou encore dans les cérémonies de récompenses comme les Victoires de la musique, ainsi que dans les concerts évidemment.
Autrement dit, la musique reste largement la chasse gardée des hommes qui sont davantage poussés dans leur éducation genrée vers l'apprentissage des instruments traditionnels du rock par exemple (guitare, basse, batterie).
Il y a donc moins de femmes musiciennes, et celles qui le sont restent le plus souvent victimes de préjugés sexistes qui sont autant de barrières pour : former un groupe, enregistrer un disque, jouer en concert, passer dans les médias, et in fine gravir tous les échelons jusqu'à la scène d'un festival.
— Centre national de la musique (@le_CNM) February 9, 2023
On retrouve également ces inégalités dans la répartition des postes décisionnaires de l'industrie musicale comme les tourneurs, labels, etc. L'étude du CNM rappelle à cet égard qu'ils sont majoritairement occupés par des hommes.
Passons sur le cas particulier du classique, traditionnellement très masculin pour évoquer plutôt le cas des SMAC (Scènes de musiques actuelles), dirigées à 80% par des hommes. Ces derniers sont également largement majoritaires dans l'intermittence artistique, l'édition musicale comme phonographique, et le spectacle vivant en général. C'est d'autant plus frappant que sur le total des emplois permanents de la filière musicale, les femmes sont majoritaires (54%).
— Centre national de la musique (@le_CNM) February 9, 2023
Mais pour ce qui est des festivals en particulier, les postes les plus importants comme ceux qui décident de la programmation sont donc le plus souvent occupés par des hommes, qui prennent plus ou moins bien en compte la question de l'inclusion de la moitié de la population.
Dans Challenges, la directrice du festival Marsatac, Béatrice Desgranges déclare néanmoins avoir vu "les choses changer en 25 ans, avec de plus en plus de femmes programmatrices et directrices de festivals". Dans le même article, le président du CNM, Jean-Philippe Thiellay, explique que si les femmes sont rares dans la programmation des festivals, c'est parce que "les patrons de festivals cherchent des têtes d’affiche pour remplir les jauges. Or, ces stars sont souvent des hommes."
Cette raison est souvent mise en avant, notamment dans le contexte actuel de hausse des coûts et de concurrence exacerbée entre les festivals, qui déboursent des fortunes pour attirer les têtes d'affiche, dans l'espoir d'atteindre une jauge de remplissage proche de 100% et le seuil de rentabilité.
Cela nous ramène à la polémique de Glastonbury. Avec son budget annuel gargantuesque de 50 millions de livres et ses billets à 340 livres épuisés en 61 minutes, le festival britannique ne pouvait-il pas programmer autre chose que les Guns N' Roses comme troisième tête d'affiche en remplacement d'une artiste féminine dont le nom n'a pas été dévoilé par l'organisation ?
Sans faire offense à la bande à Axl Rose, il est assez incompréhensible que Lana del Rey se retrouve noyée au milieu de l'affiche de Glastonbury par ordre alphabétique – elle a ironisé à ce propos sur Instagram – alors qu'elle est l'une des artistes les plus importantes et populaires du monde aujourd'hui, comme en atteste la frénésie qui entoure son dernier album.
Et il ne fait aucun doute que le festival aurait été complet aussi vite si elle avait été en tête d'affiche à la place des Guns. Même si la patronne de Glastonbury, Emily Eavis, peut se targuer du fait que l'affiche des 54 premiers noms révélée était quasi égalitaire, avec 48% d'artistes féminines, le cas des têtes d'affiche et de Lana del Rey montre que mettre en avant des femmes dans la programmation reste compliqué pour beaucoup de festivals.
Facts: 1. Successful female artists exist 2. the newcomers too are all male -> deliberate exclusion. 3. Lineups take months to form, this is not a mistake 4. Sponsored a.o. by tax-funded media -> women are unwillingly paying for exclusion @MoonandStars_ch @migros don’t go there pic.twitter.com/8wseWzkbNi
— Sophie Hunger (@SophieHunger) June 1, 2022
Ce qui est certain, c'est qu'il n'est plus possible d'entendre dire qu'il n'y aurait pas assez d'artistes féminines dignes des scènes des festivals. D'une part, il n'y a peut-être jamais eu autant de stars féminines dans la pop, et en dehors de ce stade ultime de la notoriété, la musique actuelle regorge de femmes musiciennes passionnantes, dont beaucoup mériteraient de bénéficier des mêmes privilèges que leurs collègues masculins.
En attendant, les initiatives de festivals exclusivement féminins comme le pionnier du genre, "Les femmes s'en mêlent" (né en 1997) resteront nécessaires, même si l'on rêve que ce ne soit plus le cas un jour.
Mais il y a de l'espoir : depuis quelques années, beaucoup de gros festivals se sont engagés en faveur de programmations égalitaires entre femmes et hommes, via le programme Keychange, justement né au Royaume-Uni, et dont sont membres 72 festivals britanniques aujourd'hui.
Glastonbury n'est pas dans la liste, mais il s'est engagé à avoir au moins une tête d'affiche féminine l'année prochaine, tandis que certains groupes comme The 1975 ont décidé de plus jouer dans les festivals dont la programmation n'est pas égalitaire.
Pour autant, cela ne changera pas le problème systémique de l'accès des femmes à la musique, qui nécessite de bouleverser en profondeur l'éducation et les représentations que nous donnons aux enfants.