2023 M02 16
Il y a quelques jours, nous partagions une étude édifiante selon laquelle les tubes américains classés numéro un des charts Billboard n'utilisent pratiquement plus le changement de tonalité depuis le début des années 2010. Cette évolution très critiquée par les adeptes de "key changes" s'explique notamment par la brièveté de plus en plus importante des morceaux, et celle-ci est en train de faire disparaître un autre fondement incontournable de la pop telle qu'on la connaît depuis plusieurs décennies : le pont.
Le pont (bridge en anglais), c'est cette partie généralement située dans le dernier tiers d'un morceau, qui se différencie nettement du couplet et du refrain, et introduit une variation inattendue avant le retour de ces deux derniers pour le final de la chanson. Pour le plaisir, prenons l'un des exemples les plus célèbres dont on fête les 20 ans cette année : la séquence la plus inoubliable du Hey Ya! de Outkast est un pont d'une longueur record qui commence à 2:12, ci-dessous.
Et pourtant, les chiffres d'aujourd'hui sont formels : sur les singles classés à la première place des charts au Royaume-Uni l'an dernier, seuls quelques-uns possèdent un pont, dont… Running Up That Hill de Kate Bush, le morceau de 1985 ressuscité par Netflix avec Stranger Things.
Et cela n'a bien sûr pas échappé à beaucoup de mélomanes et artistes, attachés à la respiration, à l'émotion et à l'ouverture que le pont apporte à un morceau.
Why are pop songs with a bridge a dying breed?? pic.twitter.com/XlEgHVr7yy
— Hatchie (@hihatchie) March 16, 2022
Une importance très bien expliquée récemment par nul autre que Sting, dans une interview avec le youtubeur américain Rick Beato. Interrogé à propos de la musique actuelle, voici sa réponse :
« La structure est légèrement plus simple et minimaliste maintenant. Le pont a disparu. Il n'y a plus de de pont. Pour moi, le pont est une thérapie. Vous installez une situation dans le refrain d'une chanson (…), et quand vous arrivez au pont avec un accord différent (…), ça change le point de vue et mène à un changement de tonalité et à la coda. (…) Cette structure est une thérapie pour moi. Dans l'essentiel de la musique actuelle, vous êtes piégé dans une boucle qui tourne en rond. Les morceaux s'enchaînent bien, mais vous n'avez pas cette libération qui laisse espérer une sortie de crise. Et nous sommes en crise (…), la musique doit nous montrer une porte de sortie, et celle d'aujourd'hui ne le fait pas en ce moment. Je suis à la recherche de solutions, je ne veux pas répéter mes problèmes, je veux voir comment en sortir. »
Mais alors comment expliquer la disparition du pont si cher au cœur du leader de The Police ? Selon une vidéo de l'artiste Boy Jr. sur TikTok, c'est justement le réseau social chinois qui serait responsable de cette évolution. Enfin, pas seulement, d'après sa reprise du Video Killed the Radio Star des Buggles :
Et elle n'a pas tort du tout, car les responsables sont en réalité multiples. Du côté des plateformes de streaming, le constat est clair depuis plusieurs années : les chansons mises en ligne sont de plus en plus courtes, car plus une chanson est longue, moins elle est rentable dans le modèle économique du streaming, où il faut accumuler un maximum d'écoutes pour espérer gagner un peu d'argent.
Et qui dit chanson plus courte dit adieu le pont, car il n'y a pas de place pour celui-ci dans un titre de deux minutes. Mais il y a un autre problème plus vicieux avec Spotify : pour maximiser les chances de voir une chanson se retrouver dans une playlist officielle ou dans vos algorithmes personnalisés, il faut que les gens l'écoutent en entier et ne zappent pas au bout de quelques secondes, comme beaucoup le font avant même le premier refrain, ce qui incite de fait à ne pas incorporer de pont à une chanson.
Concernant TikTok, les choses se corsent un peu. On sait en effet que lorsqu'une partie d'un morceau explose sur la plateforme, cela ne sera pas forcément le cas sur les plateformes de streaming, car beaucoup d'adeptes de TikTok trouveront le titre complet trop long et trop ennuyeux à leur goût, ou pire, trop différent de l'extrait popularisé dans les vidéos, comme l'ont appris à leurs dépens certains artistes comme Steve Lacy, confronté en concert à un public qui ne connaît que quelques secondes d'une chanson et crée un silence très gênant en plein refrain.
this is ridiculous shdjsjjsj pic.twitter.com/eec0RNEUPz
— j a d a (@jadawadas) October 17, 2022
Autrement dit, pour ne pas prendre le risque de décevoir, mieux vaut composer la chanson la plus uniforme possible, celle qui répète le même motif pendant deux minutes et incite à relancer illico presto le morceau.
Voilà comment TikTok influence non seulement la création musicale, mais aussi la façon dont on écoute les morceaux : l'idée même d'écouter un album en entier est en sérieuse perte de vitesse, et même écouter l'intégralité d'un titre avec toutes ses variations et donc un pont n'est plus forcément considéré comme normal.
Nothing more devastating than falling in love with the 20 seconds of a song that went viral on TikTok only to find out that the rest of it is absolute weasel piss.
— Damien Haas (@DamienHaas) November 14, 2022
Heureusement, même si les key changes qui accompagnaient souvent les ponts sont en voie de disparition, les ponts eux-mêmes sont encore utilisés par les artistes les plus populaires.
Taylor Swift a la réputation parmi ses fans d'être la "Queen of the Bridge", même si sur le single Anti-Hero, le pont est porté disparu au profit d'un troisième couplet. Peu importe : le meilleur passage des monstrueux tubes As It Was (Harry Styles) et Blinding Lights (The Weeknd), c'est évidemment le pont de chacun d'entre eux. Très récemment aussi, Olivia Rodrigo a créé une petite sensation avec le pont de l'excellent Drivers License, qui déchire objectivement le cœur.
La preuve que sans un pont pour apporter une rupture de pente dans un morceau, il est difficile de créer des émotions chez la personne qui écoute. Ce besoin d'imprévisibilité résolu par le pont a d'ailleurs été décrit par le neuroscientifique américain Daniel Levitin dans son livre This is Your Brain on Music (2006) :
« La musique, c'est du son organisé, mais cette organisation doit impliquer un élément inattendu, sinon elle est émotionnellement plate et robotique. L'artiste manipule savamment nos attentes avec une semi-résolution qui mélange surprise et libération. »
Et si vous ne croyez pas à l'incroyable pouvoir émotionnel du pont sur notre cerveau, retournez écouter ceux de A Day In The Life (The Beatlles) ou de Good Vibrations (The Beach Boys), et vous aurez l'impression d'avoir vu la vierge. Sous un pont, oui.