Selon une étude, les tubes sont de moins en moins complexes

Un musicien américain a écouté l'intégralité des morceaux classés à la première place des charts Billboard, et le résultat est sans appel. Depuis plusieurs décennies, les plus gros tubes du monde n'utilisent quasiment plus l'une des armes pourtant ultimes de la composition : le changement de tonalité.
  • Si vous pensez comme beaucoup de personnes que "la musique était mieux avant", vous allez boire du petit lait à la lecture de cet article. Et vous pouvez remercier un dénommé Chris Dalla Riva pour ça. Il y a quelques années, ce garçon s'est lancé un défi comme un autre : écouter et étudier chaque jour un des morceaux parvenus à la première place du célèbre Billboard Hot 100 américain.

    Sachant que la création de ce classement des charts remonte à 1958, cela fait au total 1143 tubes à passer en revue, et donc plus de trois années de travail. En analysant les données récoltées – c'est aussi le métier de Chris – ce dernier a été interpellé par l'évolution des clés utilisées dans tous ces morceaux.

    Entre 1958 et 1990, il a ainsi découvert que 23% des numéro un des charts comportaient au moins un changement de tonalité, avant que ce pourcentage ne baisse progressivement pour atteindre quasiment le zéro absolu dans les années 2010. Tenez-vous bien : pendant cette décennie, seul UN MORCEAU classé numéro un des charts comptait un changement de clé : le SICKO MODE de Travis Scott en feat avec Drake.

    Selon l'auteur, cette tendance s'explique par l'irruption du hip-hop, qui mettrait davantage l'accent sur le rythme et les paroles que la mélodie et les harmonies. Chris Dalla Riva y voit aussi un effet collatéral de l'importance prise par l'informatique dans la composition musicale, car l'interface des outils comme Logic ou ProTools encourageraient selon lui les artistes à empiler les couches de façon verticale, plutôt que de penser la création de façon horizontale et donc linéaire.

    Mais il omet aussi une énorme tendance : le raccourcissement de plus en plus important de la durée des morceaux, un phénomène qui a beaucoup d'implications économiques et artistiques, comme la disparition des "ponts" et donc des changements de tonalité qui y étaient souvent associés dans les grands classiques de la pop, et ce pendant très longtemps.

    Plutôt que de vous faire une longue démonstration théorique sur le sujet, rien ne vaut une piqûre de rappel sur quelques-uns des meilleurs "key changes" de l'histoire, ces moments qui provoquent des eargasms et incitent souvent à s'égosiller la voix dans des karaokés. Par exemple, qui n'a jamais hurlé après le solo de guitare de Livin' On A Prayer, lorsque Bon Jovi pousse sa voix dans des contrées inexplorées à 3:25 ci-dessus ?

    L'utilisation d'un changement de tonalité ne suffit évidemment pas à faire un bon morceau, mais on trouve quand même une corrélation entre les deux, dans la mesure où les key changes sont surreprésentés dans la discographie des Beatles (Hey Jude avant l'explosion de la coda évidemment, Penny Lane à 2:36) ou des Beach Boys de Brian Wilson (God Only Knows, Good Vibrations, Wouldn't It Be Nice à 0:07) par exemple.

    Pour le plaisir, on peut aussi citer le I Wanna Be Sedated des Ramones, pourtant pas le groupe le plus complexe du monde, If I Can Dream (Elvis Presley), My Sweet Lord (George Harrison), My Generation (The Who), Soul Love (David Bowie), Et si tu n'existais pas (Joe Dassin), Man in the Mirror (Michael Jackon), Street Life (Randy Crawford), Poison (Alice Cooper), Every Breath You Take (The Police)…

    Mais le changement de tonalité est aussi un incontournable des grandes power ballads des années 1980 et 1990, ce qui explique d'ailleurs peut-être aussi sa moindre popularité aujourd'hui. Que serait le I Will Always Love You de Whitney Houston (même chose pour ses I Wanna Dance With Somebody ou I Have Nothing) sans le changement qui suit le silence et le coup de batterie à 3:05 ?

    On pourrait aussi parler longtemps des innombrables changements de tonalité du Mont Ventoux des power ballads en karaoké, le Total Eclipse of the Heart de Bonnie Tyler, mais comment ne pas citer le My Heart Will Go On de Céline Dion dans "Titanic" ? Le key change à 3:25 est sans doute le plus célèbre du monde, tant et si bien qu'il a donné naissance à un mème irrésistible.

    Certes, certains de ces morceaux ont peut-être contribué à faire du key change un gimmick attendu un peu répétitif et attendu à l'époque, mais il faut vraiment avoir un cerveau surhumain pour résister aux émotions déclenchées viscéralement par les changements de tonalité les plus satisfaisants musicalement.

    Et si l'on préfère analyser ces titres froidement, on ne peut pas nier que la plupart sont enrichis et parfois complexifiés grâce à la prolongation permise par le changement de clé.

    Mais si vous appréciez cet art en voie de disparition et que vous succombez à la tentation de rejeter en bloc tous les artistes actuels, vous avez tort. Car même si le changement de tonalité est désormais introuvable dans les charts, il est encore utilisé par des artistes très mainstream, et souvent avec beaucoup de succès.

    Ecoutez donc All I Ask (Adele), Love On Top (Beyoncé), Love Story (Taylor Swift), Greedy (Ariana Grande) ou Within (Daft Punk) pour vous en convaincre. Et terminez par le Perfect Illusion de Lady Gaga, qui a fait sensation en 2016 en incorporant un key change aussi ravageur qu'à la grande époque, à 1:50.

    En 2021, le changement de tonalité a même fait un retour remarqué à la première place des charts Billboard grâce à Leave the Door Open, le single soul 70's miraculeux de Silk Sonic (Bruno Mars et Anderson .Paak), qui explique la très légère remontée à la fin du graphique de Chris Dalla Riva. Tout espoir n'est donc pas perdu pour les key changes !

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