2023 M10 24
Les Strokes ont toujours eu des problèmes de riches, et cela a commencé dès leurs débuts. Ils ont entamé leur carrière en sortant en 2001 ce qui est sans doute l’un des albums de rock les plus importants des 25 dernières années, "Is This It".
Ce disque générationnel a fait d’eux des stars mondiales, mais il les confronte alors à une tâche impossible : comment offrir une suite à la hauteur au public et à la presse, qui se déchirent déjà pour déterminer si les Strokes sont les sauveurs géniaux du rock, ou des escrocs qui ont simplement la chance d’être nés avec une cuillère en argent dans la bouche ? Ce qui est certain, c’est que les Strokes ont des problèmes que beaucoup de groupes aimeraient avoir.
Car pour la concurrence, il y a évidemment de quoi éprouver un peu de jalousie devant eux à cette époque. En quelques mois, ils sont devenus le groupe le plus cool du monde : ils sont jeunes, beaux, talentueux, bien habillés, et ils passent pour de gentils glandeurs. Bref, après le chef-d’œuvre "Is This It", tout le monde les attend au tournant et se prépare à les voir se planter avec leur deuxième album, épreuve de vérité qui a été le tombeau de tant de groupes considérés comme les nouveaux espoirs du rock.
La pression est d’autant plus grande que pendant que les Strokes tournaient en abusant des plaisirs de la vie de rockstar, la scène new-yorkaise a engendré une descendance – Yeah Yeah Yeahs, The Rapture – prête à leur disputer la couronne de la hype. Et quand arrive l’année 2003, le revival garage rock lancé par les Strokes a désormais les yeux tournés vers les White Stripes et les Kills.
Julian Casablancas et ses compères doivent donc taper fort, et ils commencent par engager un producteur qui en impose par son CV : Nigel Godrich. Mais la mayonnaise ne prend pas du tout. Le collaborateur de Pavement, Beck et Radiohead – entre autres – semble ne pas avoir compris les Strokes : il pense que le groupe doit enregistrer ses morceaux rapidement, en live. Or, si "Is This It" a pu faire croire que les Strokes recherchaient une production minimaliste, c’est une fausse impression.
Le groupe se vante en réalité de passer des jours en studio rien que pour obtenir le son de batterie spécifique qu’il souhaite. De surcroît, Julian Casablancas – qui a encore écrit tous les morceaux du successeur de "Is This It" – veut garder un contrôle absolu sur ce deuxième album, et il n’est pas question de laisser quelqu’un d’extérieur mettre son grain de sel dans la belle mécanique des Strokes.
Le groupe rappelle donc Godon Raphael, le magicien responsable de la production faussement négligée de "Is This It", avec qui tout repart de zéro. Quand il débarque en studio le premier jour, il tombe de sa chaise : non seulement le groupe a énormément progressé techniquement grâce à sa tournée, mais il lui joue surtout le futur album en intégralité du début à la fin, alors que trois mois d’enregistrement sont prévus. En réalité, les chansons sont déjà prêtes, et les Strokes ont l’intention d’utiliser ce temps pour peaufiner à l’extrême le son et l’exécution de chaque instrument.
Cela oblige Julian Casablancas – déjà connu à l’époque pour ses problèmes avec l’alcool – à arrêter de boire pendant plusieurs mois, mais cela n’empêche pas Albert Hammond Jr. et Nick Valensi de continuer la drogue, pendant que Nikolai Fraiture pouponne son premier enfant et que Fabrizio Moretti fait la une de la presse people pour sa relation avec Drew Barrymore. Ce contexte particulier explique-t-il pourquoi Nick Valensi a eu le sentiment que l’enregistrement aurait mérité quelques semaines de plus ?
À la réécoute, on a en tout cas du mal à partager son avis. Comme son prédécesseur, "Room on Fire" bénéficie d’une production volontairement rugueuse qui le rend intemporel, mais le curseur de la compression a été poussé un peu plus loin. Sur plusieurs morceaux – dont le What Ever Happened? qui ouvre l’album –, la voix de Julian Casablancas est aussi saturée de distorsion, comme s’il hurlait depuis un vieux téléphone défectueux.
On ne saura jamais ce qu’un "Room on Fire" produit par Nigel Godrich aurait pu donner, mais on ne le regrette pas. Car rétrospectivement, qualifier cet album de clone de "Is This It" fut un jugement aussi injuste que précipité.
Certes, la partie centrale de "Room on Fire" (You Talk Way Too Much, Between Love & Hate et Meet Me in the Bathroom) peut officiellement être considérée comme la partie 2 de "Is This It" et ce n’est d’ailleurs pas étonnant : plusieurs morceaux ont été composés alors que le groupe était encore en tournée pour son premier album.
Au demeurant, cet excellent trio de chansons sous-estimées rappelle pourquoi la voix nonchalante et débraillée de Julian Casablancas – qui chante ici les cœurs brisés comme personne – est le cheat code ultime des Strokes.
Mais "Room on Fire" compte aussi des morceaux qui mettent en évidence l’évolution du groupe, et qui n’auraient jamais pu apparaître sur "Is This It". Under Control est une merveille de soul blanche 60’s et Automatic Stop une curiosité vaguement reggae qui retombe parfaitement sur ses pieds on ne sait comment – peut-être grâce au jeu de guitare de Nick Valensi.
Les progrès de ce dernier sont un peu l’arme secrète de l’album, puisqu’il est aussi responsable sur 12:51 de ce son son de guitare complètement improbable qui évoque un synthé et rend surtout un hommage brillant au génie de The Cars, ce groupe qui deviendra le modèle des Strokes quelques années plus tard sur "Angles" (2011) et "Comedown Machine" (2013).
Avec son clip inspiré du film Tron (1982), 12:51 est un choix de premier single particulièrement osé, qui sera un peu injustement éclipsé par Reptilia et son solo de guitare gargantuesque.
Eh oui, avec "Room on Fire", les Strokes ont fondamentalement encore le même problème de riches que sur "Is This It" : ils ont trop de bons morceaux. Et même le matraquage de The End Has No End dans une publicité EDF n’a pas atténué l’effet produit par le solo et les hurlements de Julian Casablancas sur cet incontournable de notre adolescence, où l’on entend distinctement l’influence du Sweet Child O’ Mine de Guns N’ Roses.
"Room on Fire" est-il pour autant un meilleur album que "Is This It" ? On n’ira pas jusque-là, car il lui manque l’effet de surprise et les Strokes y sont forcément un peu plus conscients d’eux-mêmes.
Mais vingt après sa sortie, la question mérite d’être posée, et il faut reconnaître qu’il mérite de sortir enfin de l’ombre de son grand frère et d’être considéré comme un classique à part entière, à l’image de sa très jolie pochette qui reproduit une œuvre inspirée (War/Game) de l’artiste pop art Peter Phillips, parfaite illustration des sentiments contraires exprimés par Julian Casablancas dans ses paroles.
Pour toute une génération, "Room on Fire" a d’ailleurs toujours été aussi important – si ce n’est plus – que son prédécesseur, notamment parce qu’il a servi de porte d’entrée dans la discographie des Strokes.
Pour le groupe, il a aussi signé la fin d’une ère. Après "Room on Fire", les Strokes n’ont jamais vraiment retrouvé le son et la cohésion de leurs deux premiers albums, mais on ne peut pas leur en vouloir : sortir consécutivement deux premiers albums aussi impressionnants que "Is This It" et "Room on Fire" constitue déjà une prouesse assez unique dans l’histoire récente du rock.
Et beaucoup de groupes tueraient pour avoir ne serait-ce qu’un morceau issu de ce duo. Malheureusement, tout le monde n’a pas des problèmes de riches.