2023 M09 13
Le leader de LCD Soundsystem raconte la scène dans Meet Me In The Bathroom, le livre de Lizzy Goodman sur la scène new-yorkaise des années 2000. « Ils ne disaient pas : « Hey, j’espère que vous passez une bonne soirée. » Ce n’était pas ça du tout. C’était comme si après le concert, ils avaient prévu de plonger dans les égouts. Et ils étaient baisables. »
« "The Rapture étaient censés permettre à DFA de dominer le monde." »
Nous sommes en 1999, et James Murphy vient de voir pour la première fois sur scène The Rapture. Comme Murphy l'expliquait à Libération à l'époque, le rock n’est plus son truc, mais il est immédiatement captivé par la prestation désaccordée de ce groupe qui a la même volonté d’agresser les oreilles du public que les punks de 1977. Il veut donc absolument travailler avec eux.
Il convainc The Rapture de s’installer à New York, et le groupe fait la route depuis Seattle dans un van acheté avec l’avance accordée par un label indé mythique avec qui ils ont déjà signé, Sub Pop Records. À cette époque, il faut dire que The Rapture a une petite popularité sur la scène punk de la côte ouest, où ils ont déjà tourné et sorti un premier demi-album, "Mirror" (1999).
Tout cela est bien gentil, mais James Murphy et le cofondateur de DFA Tim Goldsworthy veulent leur faire enregistrer un titre dance à même de passer dans les clubs électro. Ce sera House of Jealous Lovers, un titre qui ressuscite un genre alors totalement oublié, la dance-punk perfectionnée par des groupes comme Gang of Four à la fin des années 1970.
À la production, Murphy et Goldsworthy transforment l’énergie punk de The Rapture en bombe atomique pour dancefloor, notamment en trafiquant largement les percussions pour donner un feeling disco au morceau, qui regorge de hi-hat et de cowbell, cet instrument à la sonorité si particulière qui deviendra la marque de fabrique du groupe.
Le résultat horrifie Sub Pop, qui préfère ne surtout pas s’associer à une telle transgression des genres, et le leader du groupe (Luke Jenner) est aussi loin d’être enthousiasmé par le mix choisi. On sent déjà que la volonté de Murphy de tout contrôler crée des tensions avec le groupe mais peu importe. DFA décide de faire de House of Jealous Lovers la toute première sortie du label, avec un but ouvertement avoué par Murphy : « The Rapture étaient censés permettre à DFA de dominer le monde. »
Cette folle entreprise commence bien : DFA écoule plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires du single en vinyle 12 pouces (son seul format), un chiffre un peu fou pour un nouveau groupe en 2002. Presque plus personne ne possède une platine, mais on s’arrache le disque pour se mettre à le passer comme les DJ. Et pour les autres, le téléchargement illégal fera bien l’affaire : l’été 2002 est celui où tout le monde s’échange le titre en peer-to-peer.
Vingt ans après, il est difficile de saisir l’ampleur de la chose, mais à l’époque, The Rapture est déjà le groupe le plus cool du monde pour les hipsters de Brooklyn à la recherche de la nouvelle sensation de demain. Impossible de passer une journée sans entendre ce banger qui déclenche des réactions folles sur les dancefloors, même chez les snobs « trop cools pour danser ».
C'est bien simple, House of Jealous Lovers est à ranger dans la même catégorie que le Seven Nation Army des White Stripes et le Maps des Yeah Yeah Yeahs : celle des très rares tubes générationnels. Le phénomène est amplifié par les concerts incendiaires du groupe, qui comme les Yeah Yeah Yeahs au même moment ressuscitent le mantra « 24 Hour Party People » dans les caves humides de New York. La hype est au maximum, mais la belle machine s’enraye.
Dès avril 2002, The Rapture avait fini l’enregistrement de son premier album, mais celui-ci a laissé des traces, en raison de sa durée (plus d’un an en studio) et des embrouilles à la fois entre les membres du groupe et avec James Murphy, qui leur a fait découvrir ses obsessions électroniques afin de les faire évoluer dans une autre direction musicale.
Les excuses se multiplient pour repousser toujours davantage la sortie de l’album, notamment parce que le groupe est devenu trop gros pour DFA depuis le succès de House of Jealous Lovers. Il lui faut un distributeur international, et comme pour les Kills et les Yeah Yeah Yeahs, les majors se bousculent pour signer The Rapture. Les enchères montent, et Universal finit par empocher le morceau pour un gros chèque.
Du jour au lendemain, le groupe passe de nécessiteux à millionnaire. Et en septembre 2003, après quasiment un an et demi d’attente, le premier album de The Rapture sort enfin. L’attente était d’ailleurs devenue tellement insupportable qu’au mois de juin, il avait déjà fuité en peer-to-peer.
Une grande partie du public a beau être passée à autre chose entre temps, l’attente en valait la peine. House of Jealous Lovers n’était pas un accident : les trois quarts des morceaux de l’album sont capables de retourner de la même manière un club. À une époque où le rock recommence à se prendre très au sérieux, "Echoes" devient la bande-son hédoniste d’une génération qui n’a qu’une envie : transpirer et se mettre minable sur les dancefloors jusqu’au bout de la nuit.
Dès le titre qui ouvre l’album (Olio), Luke Jenner pousse sa voix plaintive, toujours un peu fausse – et volontairement crispante – dans ses retranchements pour lâcher sa meilleure imitation de Robert Smith sur une instrumentation qui confirme que le groupe a bien assimilé les cours de James Murphy sur la Chicago house, avant qu’un piano hypnotique et martelé façon Stooges n’achève la transe.
Mais ce joyeux bordel ne doit pas faire oublier que "Echoes" n’a rien d’un album garage new-yorkais accouché en quelques jours. En acceptant de collaborer avec DFA, les membres de The Rapture ont aussi accédé à un matériel vintage de rêve, et cela s’entend naturellement dans les synthés utilisés, sur des morceaux comme I Need Your Love par exemple. L’apport du duo Murphy/Goldsworthy est aussi très perceptible sur la production, dont on ne sait jamais si elle est trop ou pas assez présente.
Ce qui est certain, c’est que le son de chaque instrument est aussi tranchant que sur House of Jealous Lovers et sa ligne de basse phénoménale qui accompagne le moment jouissif où un Luke Jenner plus possédé que jamais hurle SHAKEDOWN comme s’il était en pleine séance de torture.
Peu importe s’il est loin d’être un grand chanteur : l’énergie qu’il met dans sa voix nasillarde et dérangée est d’autant plus contagieuse que les paroles ne sont pas exactement du Bob Dylan (la merveilleuse punchline "One, two, three, four/Kick that fucker out the door/Got to got to know" sur Killing).
Heureusement, trois balades plutôt réussies viennent calmer un peu les choses, mais cela ne suffit pas à faire baisser la tension : les morceaux s’enchaînent naturellement sans temps mort – là encore avec des transitions très soignées – et permettent d’apprécier la capacité du jeune groupe à naviguer entre ses influences, de Television aux Talking Heads en passant évidemment par The Cure, David Bowie (Open Up Your Heart) et même Big Star (Love Is All).
Avec "Echoes", The Rapture n’invente rien – comme la plupart de ses gros concurrents de l’époque – mais il est indéniable que le groupe a eu une influence majeure sur la scène rock des vingt dernières années, en décomplexant tout le monde sur le mélange entre dance et rock.
Le premier à en prendre note est évidemment James Murphy : il vit le départ du groupe pour Universal comme de la haute trahison, et se jure d’écrabouiller The Rapture avec son propre groupe, LCD Soundsystem. Il y parviendra facilement, mais les deux entités finiront par se rabibocher en 2011 pour la sortie du troisième et dernier album de The Rapture, In the Grace of Your Love, marqué par le retour du groupe chez DFA.
Depuis, il a bien tenté une reformation en 2019, mais le Covid a mis fin prématurément à ce projet. Aux dernières nouvelles, ce n’est pas franchement l’entente cordiale entre les membres de The Rapture, alors que James Murphy continue de tourner avec LCD Soundsystem. Les premiers n’ont peut-être pas conquis la planète, mais le second n’a jamais composé un album aussi fun que "Echoes". Les gagnants sont rarement les plus drôles.