2023 M04 5
Pour comprendre le choc qu'a représenté l'arrivée des Kills en 2002, il faut se replacer dans le contexte de l'époque. Certes, un certain garage rock racé est alors en train de faire son grand retour grâce aux premiers albums renversants des Strokes et des White Stripes, mais aussi grands soient-ils, ces deux groupes en proposent une lecture qui reste très propre – et ce n'est pas un reproche.
Pour le dire autrement, il leur manque trois petits éléments qui ont fait du rock'n'roll une révolution à ses débuts : la tension sexuelle, la saleté et même une certaine forme de danger, même si on sait depuis longtemps que tout cela peut être fabriqué artificiellement, là n'est pas l'essentiel.
Quand la floridienne Alison Mosshart et le Londonien Jamie Hince débarquent donc à l'époque, le rock est en train de redevenir excitant, mais cette excitation reste contrôlée. Avec The Kills, ce ne sera plus le cas. Dès sa genèse, le duo a d'ailleurs involontairement ressuscité une vision romantique de la musique un peu perdue.
En tournée à Londres avec le groupe de punk hardcore Discount, Mosshart rencontre par hasard Hince et devient instantanément fan de ce guitariste qui a lui aussi une bonne petite expérience de la scène indie. Elle ne peut pas rester, et ces deux introvertis osent à peine se parler mais ils ont le temps de comprendre que musicalement, ils sont sur la même longueur d'onde. De retour aux Etats-Unis, elle envoie par courrier des cassettes qui mettent des plombes à arriver à Londres, et vice-versa.
Le duo bouillonne déjà d'idées enregistrées sommairement sur un magnétophone voire un dictaphone. Ni une ni deux, Mosshart plaque son groupe et rejoint Hince à Londres. Nous sommes en 2001 et les Kills sont nés. Enfin pas tout à fait : à l'époque, le groupe n'a pas encore de nom. Néanmoins, après quelques temps, il possède quelques démos rudimentaires gravées sur des CD, que Mosshart envoie accompagnés de lettre manuscrites à de petites salles américaines. Et ça marche : le duo débarque aux Etats-Unis, achète une voiture et part sillonner les bouges du pays pendant trois mois, sans aucun enregistrement public sous le bras.
On est alors au début de l'année 2002, et le petit monde de la musique indé s'agite. Quel est ce duo qui semble obsédé par des références qui n'intéressent alors quasiment personne ? À l'époque, Internet se démocratise à peine, et aimer le Velvet Underground, Suicide et The Jesus & Mary Chain n'a à peu près rien de cool. Alison Mosshart et Jamie Hince sont des ovnis, ils se donnent des pseudos – VV pour elle, Hotel pour lui – qui confirment l'impression qu'ils laissent sur scène : c'est eux deux contre le reste du monde.
Ils remplacent le poste de batteur par une boîte à rythmes Roland, le dandy Droopy Hince martyrise sa guitare avec un jeu peu conventionnel, et Mosshart chante et hurle comme une possédée cachée derrière sa frange, fumant un paquet de Marlboro Menthol par concert, dans un jeu de séduction scénique qui vire à l'affrontement.
Ça fait un boucan d'enfer, le son est crasseux à souhait et ces morceaux rachitiques ne ressemblent alors à rien de ce que le public connaît, en dehors peut-être d'une période récente de PJ Harvey, grande inspiration du duo. Bref, c'est ce qu'on appelle une petite sensation : le bouche à oreille fonctionne, on se presse pour les voir sur scène, et bientôt, les propositions des labels affluent.
Mais consciemment ou non, les Kills commencent à forger leur légende rebelle : ils refusent les grosses propositions et choisissent de signer sur le très respecté label indé Domino, d'où sort en 2002 un premier EP-manifeste, "Black Rooster". Manifeste parce que dès la pochette, le duo affiche plein cadre la célèbre photo de Florence Rey, moitié d'un autre duo réellement meurtrier celui-là, ayant ensanglanté Paris en 1994 dans une folle cavale très médiatisée.
Les Kills sont fascinés par l'imagerie très Bonnie & Clyde de cette affaire (ce qu'ils confirmeront avec les mug shots de la pochette de "Keep on Your Mean Side"), et on retrouve cette odeur de soufre sur les morceaux de l'EP, qui compte une reprise incandescente d'un classique garage de Captain Beefheart (Dropout Boogie), encore une référence peu commune à l'époque, mais que le duo écoute en boucle.
Après avoir encore tourné inlassablement à l'été, Mosshart et Hince retournent fin 2002 dans le même studio que celui utilisé pour graver "Black Rooster" : Toe Rag à Londres. C'est là qu'ils vont enregistrer en deux semaines "Keep on Your Mean Side", quelques mois après les White Stripes qui viennent de mettre en boîte "Elephant" dans ce même endroit, connu pour ne proposer que du matériel analogique vintage.
La comparaison avec Jack et Meg White les poursuivra longtemps, même si en dehors du fait qu'il s'agit à chaque fois de duos, ils n'ont pas grand-chose en commun dans leur relecture du blues des pionniers.
Et si tout le monde se demande encore en 2003 si les White Stripes sont un couple ou frères et sœurs, leur musique n'a jamais approché de près ou de loin la sensualité de celle des Kills.
Sur "Keep on Your Mean Side", ces derniers rajoutent à l'odeur du soufre celle du stupre, et comme le "Moon Safari" de Air quelques années plus tôt (1998), leur premier album devient un classique des parties de jambes en l'air. Il suffit d'écouter un titre aussi langoureux que Kissy Kissy pour comprendre pourquoi cela fait plus de vingt ans que tous les fans des Kills débattent pour déterminer si Alison Mosshart et Jamie Hince ont déjà cédé à la tentation – eux ont toujours assuré que non, mais le doute reste permis.
Toute l'ambigüité sexuelle du duo est là, dans cette manière de faire monter la température avec des morceaux répétitifs voire monolithiques – Cat Claw, Fried My Little Brains – mais qui créent malgré tout une exaltation irrésistible.
Sur Black Rooster, les Kills chantent "You want to fuck and fight", comme pour nous préparer au fait que quelques titres plus loin, ils dédient cette fois un morceau à Florence Rey, l'enivrant Fuck the People, avant de calmer tout le monde avec deux grandes ballades, l'une, électrique et très The Jesus & Mary Chain (Monkey 23), et l'autre, acoustique (Gypsy Death & You), qui rappellent que le duo sait aussi trousser de sacrés chansons quand il ralentit le tempo, ce que l'on savait certes déjà depuis la mélodie Velvetienne du génial Wait, où Alison Mosshart prouve qu'elle est bien plus qu'une "voix feulante", comme on la qualifiait souvent à ses débuts.
Enregistré sur bandes (8 pistes) avec des moyens minimalistes qui sont autant le résultat d'une volonté que de leurs contraintes de l'époque, "Keep on Your Mean Side" pose les bases du son déglingué qui fera le succès des Kills, et qui sera perfectionné sur l'excellent "No Wow" (2005), avant que l'envie de renouvellement du duo ne le pousse dans des contrées plus variées et certes réussies, mais fatalement moins emballantes qu'à ses débuts.
Et avec leur troisième album, "Midnight Boom" (2008) dont on fête aussi les quinze ans cette année, les Kills seront récupérés par l'industrie de la mode comme des icônes marketing faussement cools bien propres sur elles, soit tout l'inverse de leurs débuts, quand ils étaient justement vraiment cools parce qu'ils envoyaient bouler tout ce petit monde.
On ne retrouvera donc jamais sur les albums suivants le frisson d'excitation ressenti en découvrant "Keep on Your Mean Side" pour la première fois, cet album sexy en diable qui incite à cultiver sa méchanceté. Ça peut paraître anodin, mais en 2003, il n'en fallait pas plus pour réveiller une planète rock un peu asexuée et rétive au danger et à la saleté. Les Kills n'étaient peut-être pas "Affreux, sales et méchants", mais l'essentiel est qu'on y croyait vraiment.