2022 M10 25
6. "First Impressions Of Earth" (2006)
Même s’il en fallait bien un pour fermer la marche, le troisième album de la bande à Julian Casablancas n'est pas mauvais, loin de là. C’est même le préféré de nombreux fans, et on peut comprendre pourquoi. Beaucoup de groupes vendraient père et mère pour signer une face A comme celle de "First Impressions Of Earth", qui s’ouvre par un enchaînement de trois singles toujours aussi excitants quinze ans après (You Only Live Once, Juicebox, Heart in a Cage).
Les morceaux suivants sont faits du même bois, mais les affaires se gâtent un peu sur la fin de l’album, qui est simplement trop long d’une bonne dizaine de minutes, là où les meilleurs disques du groupe se caractérisent toujours par leur concision. Sur la face B de "First Impressions Of Earth", les Strokes semblent parfois un peu perdus, et il manque l’impression de cohérence qui se dégageait de leurs deux premières productions.
La faute peut-être à un enregistrement tumultueux, marqué par le départ du producteur de leurs débuts (Gordon Raphael), remplacé après un an passé à bosser sur le disque. Pour autant, "First Impressions Of Earth" reste unique dans la carrière du groupe : sombre, agressif – la superbe voix hurlante de Casablancas répondant à des guitares vénères comme jamais – et même politique parfois, c’est le genre d’album qu'on aime pour ses imperfections.
Pépites cachées : Razorblade, Electricityscape, Ize of the World.
5. "Comedown Machine" (2013)
En matière d’imperfections, le cinquième album des Strokes se pose aussi là. Il faut se souvenir qu’à la sortie de son premier single en janvier 2013, beaucoup de fans se bouchaient les oreilles en découvrant la mélodie synthétique enjouée de One Way Trigger, aux antipodes des racines garage du groupe. Et pourtant, près de dix ans après sa sortie dans une indifférence à peine relative, "Comedown Machine" a tellement remonté la pente dans nos cœurs qu’il échappe à la dernière place de ce classement.
Pourquoi une telle indulgence ? Peut-être parce que cet album est d’abord un superbe bras d’honneur commercial au label historique des Strokes, qui apparaît en énorme sur la pochette minimaliste de "Comedown Machine". Visiblement pressé de se libérer de son engagement contractuel avec RCA, le groupe a balancé le dernier disque du contrat par la fenêtre avant de mettre les voiles sans faire la moindre promotion ou tournée pour en accompagner la sortie.
Mais musicalement, il ne blague pas : le single All The Time possède tous les attributs du son Strokes classique des débuts, les inspirations new wave sont parfaitement digérées, et le falsetto de Julian Casablancas comme la plupart des mélodies – qu’elles invitent à l’introspection ou à se déhancher – sont finalement assez irrésistibles pour quiconque n’est pas allergique aux années 1980. "Is This It" est loin, et alors ?
Pépites cachées : l’enchaînement Welcome to Japan, 80’s Comedown Machine, 50/50, et le final crépusculaire de Call It Fate, Call It Karma.
4. "Angles" (2011)
Dans la petite histoire récente du rock, les embrouilles liées à l’enregistrement du quatrième album des Strokes occupent une place de choix. Car s’il a fallu cinq ans pour entendre le successeur de "First Impressions of Earth", ce n’est pas pour rien : dans la deuxième moitié des années 2000, l’ambiance au sein du groupe est délétère. Chacun y va de sa petite escapade plus ou moins réussie en solo, le guitariste Albert Hammond Jr. est obligé de faire un tour en rehab après sa rupture avec le mannequin Agyness Deyn et Julian Casablancas a quelques problèmes avec l’alcool.
Et comme ce dernier est une rockstar, il n’en a plus rien à faire et décide d’enregistrer ses parties séparément pendant que le reste du groupe occupe le studio en ordre dispersé. Dans ce contexte, les sessions avec le producteur Joe Chiccarelli se passent bizarrement mal, et les Strokes recommencent à zéro avec Gus Oberg aux manettes. Miraculeusement, l’album qui émerge de tout ce chaos est une petite bombe.
Bien sûr, "Angles" marque un changement de style assez radical pour le groupe, qui use et abuse des synthés et lorgne ouvertement vers une power pop 80’s un peu déroutante au premier abord. Mais un peu plus de dix ans après sa sortie, difficile de nier que l’on trouve au moins sur ce disque des mélodies et des riffs redoutables, qui prouvaient à l'époque que les Strokes étaient encore bien vivants. Bref, un bel album incompris, à ranger dans la même catégorie que le "Congratulations" de MGMT sorti un an plus tôt, avec qui il partage le même genre de pochette criarde et clivante – encore.
Pépites cachées : Two Kinds of Happiness, Games, Gratisfaction, Life is Simple in the Moonlight.
3. "The New Abnormal" (2020)
L’album de la résurrection. Avouons-le, après "Comedown Machine", on ne croyait plus revoir un jour un disque des Strokes, et encore moins de ce niveau. "The New Abnormal" est donc une sorte de petit cadeau du ciel, tombé au début de la pandémie de Covid-19, à qui il offrait le titre parfait. Illustré par Jean-Michel Basquiat et enregistré avec le grand manitou Rick Rubin, c’est un véritable tour de force musical, puisque 'The New Abnormal' est à la fois la continuation logique du virage entamé par "Angles", et un retour aux sources glorieuses du groupe.
Entrés pour de bon dans la quarantaine, les Strokes composent ici leur album gueule de bois de lendemain de soirée : la fête est finie, le retour du rock n’est plus qu’un lointain souvenir, mais un souvenir qui provoque des émotions intenses. Toujours aussi en voix, Julian Casablancas chante de façon bouleversante des balades inspirées de son divorce récent sur des parties de guitares et de synthés aussi exaltantes qu’à la belle époque.
Et outre l’efficacité, les Strokes renouent aussi avec un certain classicisme et une forme de concision : affichant 45 minutes au compteur et seulement neuf morceaux – pas un seul n’est dispensable – "The New Abnormal" est tout simplement un grand disque de rock à l’ancienne comme on n’en fait presque plus. Et dire qu’il n’est que troisième sur cette liste…
Pépites cachées : Eternal Summer, Why Are Sundays So Depressing, Ode to the Mets.
2. Room on Fire (2003)
Le deuxième album des Strokes a le malheur d’être toujours resté dans l’ombre de son prédécesseur, auquel il est sans cesse comparé. En réalité, il ne manque qu’une chose à "Room on Fire" par rapport à "Is This It", et il n’y peut rien : c’est l’effet de surprise. Mais les Strokes ont beau être devenus des superstars, ils réussissent l’impossible : donner un successeur presque à la hauteur de leur premier album.
Après avoir tenté une collaboration infructueuse avec Nigel Godrich, producteur de Radiohead, ils comprennent vite qu’il vaut mieux rappeler Gordon Raphael, grand architecte du son "Is This It". Et pourtant, "Room on Fire" n’est pas le volume 2 de son prédécesseur comme on le lit trop souvent. Mieux produit (trois mois en studio), plus complexe et ouvert à de nouveaux horizons musicaux, il préfigure déjà l’obsession que les Strokes auront quelques années plus tard pour The Cars, notamment sur le monstrueux single 12:51, dont le son de guitare ressemble déjà à celui d’un synthétiseur.
Ailleurs, le groupe est à son sommet – réécouter le solo qui précède l’explosion vocale de Casablancas sur The End Has No End, et mourir – et semble prêt à partir à la conquête du monde (Reptilia). Comme on le sait aujourd’hui, ce n’est pas ce qui est arrivé, mais qui s’en plaindra ? "Room on Fire" est un deuxième classique absolu en deux albums, et près de vingt ans après sa sortie, on se pince toujours pour y croire.
Pépites cachées : l’enchaînement You Talk Way Too Much, Between Love & Hate, Meet Me in the Bathroom, Under Control.
1. "Is This It" (2001)
Comment pouvait-il en être autrement ? Il y a quelque chose de profondément injuste et de presque dégoûtant dans le talent déployé par les jeunes Strokes sur "Is This It", car il devrait être humainement impossible d’accoucher de onze chansons aussi fabuleuses dès son premier album. Pas étonnant donc si ce dernier a fait l’effet d’un tremblement de terre à sa sortie : inspirés par des références new-yorkaises racées – Ramones, Television et Velvet Underground en tête – les Strokes les assimilent pour créer une forme de garage rock jamais vraiment entendue, grâce notamment à une production qui servira de modèle à tant de groupes. Mais le son n’est pas le plus important.
Voilà un groupe capable d’aligner avec une facilité déconcertante les tubes et les solos dantesques – peu de choses sont aussi jouissives dans la vie que la première écoute de celui de The Modern Age – à un rythme pas vu depuis des lustres, porté par un infernal duo de guitaristes (Albert Hammond Jr. et Nick Valensi) qui cisaillent les riffs de toute une génération sur une section rythmique métronomique qui tabasse (Fabrizio Moretti et Nikolai Fraiture), pendant qu’un chanteur bourgeois et beau comme un dieu chante les affres de la frustration adolescente avec une voix à la Lou Reed, blasée, alors qu'il a tout composé et écrit de A à Z. Les Strokes n’ont peut-être pas sauvé le rock avec "Is This It", mais ils ont créé un album qu’on écoutera encore dans 50 ans. Peu de groupes peuvent en dire autant, et c’est définitivement dégoûtant.
Pépites cachées : il n’y en a pas, cet album est un best-of du début à la fin, point.