Il y a 20 ans, les Strokes sortaient le rock du coma avec "Is This It"

Le 27 août 2001, les New-Yorkais débarquaient avec onze titres sans temps morts, et dont l'enjeu consistait à concilier l’embrasement électrique du punk avec l'efficacité mélodique de la pop. Vingt ans plus tard, ce premier album reste un classique qui n'a rien perdu de sa fraicheur.
  • « Vous venez de sortir votre “Bleach”, la suite va être énorme ». De tous les inconditionnels, célèbres ou non, ayant réservé sans relâche depuis vingt ans leurs louanges les plus exaltées pour célébrer « Is This It », Courtney Love bat des records d’effusion. Non pas que l’Américaine dise vrai - le premier album des Strokes n’est en rien un brouillon de ce qu’ils accompliront quelques années plus tard. Il est simplement amusant de constater que, à l'instar de Nirvana une dizaine d'années plus tôt, Julian Casablancas et sa bande de rockeurs en Converse sont considérés à leur tour comme les sauveurs du rock.

    À raison ? Pas totalement : Radiohead est alors au sommet, Coldplay fait frissonner l’indie-pop et une flopée de punk-rockeurs au son bien gras envahit MTV. Reste que les cinq New-Yorkais incarnent alors une sorte de renouveau, ramènent la guitare et le port du slim au centre de la hype, tandis qu’un son atypique semble prendre forme à l’écoute de leurs premiers singles, forcément très éloignés de ce qu’ils proposaient lorsqu’ils reprenaient dans des bars miteux les classiques de Pearl Jam.

    Si Julian Casablancas avait l’allure d’une idole potentielle bien avant d’en avoir la carrière, profitant du carnet d’adresses de papa pour fréquenter les meilleures fêtes et être entouré des plus belles filles, un morceau va bel et bien poser les bases du son Strokes, et annoncer ainsi la déferlante à venir : The Modern Age. Albert Hammond Jr est impressionné. À l’entendre, il aurait aimé être dans le public pour faire face à une telle décharge de riffs une fois le groupe en concert. Toujours est-il que les futurs morceaux des New-Yorkais n’auront d’autre but désormais que de se hisser au même niveau. Surtout que Geoff Travis, le boss de Rough Trade, a flashé sur le groupe au point de vouloir relancer son label, à l’arrêt depuis dix ans au moment des faits.

    Bientôt, c’est le monde entier qui va se passionner pour ces mecs qui ravivent l’esprit du CBGB : tandis que les Moldy Peaches, autres héros du Big Apple du début des années 2000, assurent les premières parties, que Joe Strummer vient les saluer après un concert à Los Angeles et que les Libertines tapent de l’acide avec eux en backstage, Nigel Godrich tente en vain de produire leur deuxième long-format, les futurs Arctic Monkeys se prennent de passion pour ce rock incisif - plus tard, ils reprendront Take It Or Leave It -, Adele revisitera Last Nite, etc.

    Pourtant, l’adhésion n’a pas toujours été totale. Certains reprochent aux Strokes de faire de charmants fonds sonores pour boutiques branchées, tandis que les jazzmen, situés dans le studio à côté du leur au printemps 2001, se plaignent du bruit et de l’attitude de ces jeunes rockeurs (le plus vieux a alors 21 ans), visiblement très amateurs de pizzas, et de bières. Tous ces arguments n’ont cessé d’être répétés depuis 2001. Toutefois, présenter The Strokes comme un groupe de rock ordinaire reviendrait à comparer un saxophoniste de lycée à John Coltrane.

    « Is This It », c’est un fait, est de ces disques qui provoquent des phénomènes. Il s’écoule à deux millions d’exemplaires dans le monde, remet au premier plan une attitude, donne l'illusion d'entendre ce type de mélodies pour la première fois et contient assez de furie rock, de refrains fédérateurs et d’énergie brute pour servir d'hymne à une jeunesse qui se moque bien de l'autorité parentale. « Je veux te dérober ton innocence », chante Julian Casablancas sur Barely Legal, comme s'il était question d'une déclaration d'intention.

    Exception faite de New York City Cops et ses fulgurances balancées comme des vérités (« Les flics de New York, c’est pas des lumières »), le premier album des Strokes n'est pas celui d'un groupe révolutionnaire, prêt à tout fracasser. Casablancas en a parfaitement conscience. Pour lui, « Is This It » est avant tout l'œuvre d'« un groupe du passé qui fait un voyage temporel dans le futur pour faire leur album ».  Au résultat, c'est fascinant d'effronterie, de justesse et de références - au Velvet, aux Ramones, à Television, à Aldous Huxley, Soma étant un clin d'œil à la drogue créée par l'auteur dans Le meilleur des mondes. Les onze titres sont bien écrits, vite joués, et certains d’entre eux, en plus d’êtres des singles évidents, s'imposent rapidement comme d'immenses classiques : Someday, Trying Your Luck ou même Hard To Explain.

    On se dit alors que tout est possible, comme d'envoyer bouler les filles qui nous courent après (« Tu dis que tu veux rester collée à moi/Chérie, ça va pas la tête ? »), mais on prend surtout conscience que l'on tient là la musique, inquiète et insolente, de cinq gars cherchant avant tout la jouissance immédiate d’un rock vitaminé à l’enthousiasme pop. Cinq potes qui osent parler de doute, qui rêvent de sexe oral (« Lisa says, ‘Take time for me’/dropping him down to his knees/Ah, chest down… ») et étalent un savoir-faire musical impressionnant. De ceux qui peuvent élever l'évident au niveau de la révélation, l'ordinaire à celui de l'extraordinaire.