2023 M01 18
1998 est une année bénie dans l'histoire récente de notre pays. L'économie est au beau fixe, la population apprécie la cohabitation entre Jacques Chirac et Lionel Jospin, et surtout, les Bleus de Zidane sont champions du monde de football pour la première fois, et à domicile qui plus est. Reste un gros point noir : l'extrême ringardise de la musique – Manau, Notre-Dame de Paris – qui domine les charts dans l'hexagone à l'époque.
Mais depuis quelques années, une éclaircie est aussi apparue dans ce domaine. En janvier 1997, un petit duo du nom de Daft Punk a fait trembler les murs du monde entier avec son premier album, "Homework", qui devient l'un des emblèmes du courant dit French touch à l'étranger. L'incroyable succès international de Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo décomplexe leurs collègues. Oui, la France peut être à l'avant-garde d'une révolution musicale, en l'occurrence celle de la house.
Même s'ils gravitent depuis longtemps autour des Daft, Nicolas Godin et Jean-Benoït Dunckel n'ont pour ainsi dire quasiment rien à voir avec leur musique. Leurs obsessions à eux sont bien différentes : depuis le milieu des années 1990, Godin bricole en home studio des morceaux instrumentaux planants qui sentent bon les années 1970 et le Fender Rhodes, ce piano électrique vintage dont il est fou amoureux.
Rapidement, il fait appel aux services de Dunckel, avec qui il avait déjà joué dans un groupe de rock au lycée (Orange), et ensemble, ils ne tardent pas à faire des étincelles avec leurs synthés. Leur premier EP sorti en 1997 ("Premiers Symptômes") est tout bonnement l'un des meilleurs disques sortis cette année-là.
Cette première livraison ne ressemble à rien d'autre parmi les sorties de l'époque, mais rétrospectivement, elle annonce clairement ce que sera la couleur musicale de "Moon Safari". Pour affiner sa palette, le duo compose ses nouveaux morceaux dans l'appartement de Nicolas Godin, 13 rue Burcq à Montmartre dans le 18ème à Paris.
Mais la musique d'Air a besoin de respirer, et le duo part donc enregistrer dans un ancien studio situé milieu de la forêt à Saint-Nom-la-Bretèche (Yvelines), avant de revenir à Paris pour faire mixer le tout à l'ingé son Stéphane Briat (Alf) au studio Plus XXX avant encore deux dernières semaines au studio Gang.
Et tout ça sans oublier que la chanteuse américaine Beth Hirsch pose sa voix sur deux morceaux (All I Need, You Make It Easy) et que de magnifiques arrangements de cordes (réécoutez Talisman) ont été enregistrés par le compositeur anglais David Whitaker à Abbey Road, dans le mythique studio n°2 des Beatles.
Pfiou, excusez du peu, mais le jeu en valait la chandelle : "Moon Safari" sonne comme aucun autre album. On y entend une véritable orgie de sons de claviers vintage – Wurlitzer, Solina, Minimoog, Rhodes bien sûr, etc. – mais malgré leur densité, les morceaux respirent : tout est léger, délicat, planant – mais jamais plat – et disons-le, suave, langoureux, voire carrément aphrodisiaque.
Contrairement à ses collègues qui troussent de la house, Air compose la bande-son officielle des relations sexuelles, une particularité qui fait d'ailleurs la fierté de Nicolas Godin :
« Je pense que l'aspect sexuel dans la musique est hyper important. Moi je suis vachement fier que des tas de gens aient fait l'amour sur "Moon Safari". »
Godin n'y est évidemment pas étranger : avec sa basse Höfner – celle de Paul McCartney – il obtient un son soyeux et aussi moelleux qu’une balle anti-stress. Son instrument fétiche catapulte le vaisseau Air vers une conquête spatiale imparablement groovy et cool – l'album est nommé en référence aux Chroniques martiennes de Ray Bradbury (1950) – à l'image du fameux Sexy Boy, ce single second degré où Dunckel s'amuse des clichés de la masculinité traditionnelle en endossant le rôle du jeune garçon timide pas très beau qui ne fait pas rêver les filles – on a du mal à le croire – mais qui lui aussi sera un jour "beau comme un Dieu", comme il le chante avec sa voix trafiquée.
Enorme succès auprès du grand public – on l'a entendu dans autant de magasins que de chambres à coucher – Sexy Boy (et son singe emblématique !) sera suivi en single par l'un des meilleurs titres de "Moon Safari" : Kelly Watch the Stars, le morceau le plus space pop de l'album où Air rend hommage à Kelly Garrett, l'héroïne incarnée par Jaclyn Smith dans la série Drôles de dames (Charlie's Angels).
Il sera aussi utilisé dans la bande-originale du documentaire culte Les Yeux dans les Bleus (Stéphane Meunier, 1998) tourné dans les coulisses de la victoire de la France à la Coupe du monde 98.
Pourtant, Air ne sera pas prophète en son pays, et l'album se vendra beaucoup plus à l'étranger qu'en France, où le duo fait alors figure d'ovni dans le paysage musical hexagonal sinistré de l'époque. Mais ce n'est pas le plus important, car en contrepartie, "Moon Safari" réussira la prouesse de changer sérieusement le regard du monde et en particulier des anglo-saxons sur la pop française, désormais bien placée sur la carte musicale du monde.
Outre la musique, la pochette et les clips réalisés par l'artiste américain Mike Mills, le petit accent français de Air et son raffinement font aussi fureur aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, où les groupes balourds et la Britpop ont fini par créer une certaine lassitude vis-à-vis du rock. Comme d'autres albums de l'époque – "Mezzanine" de Massive Attack (1998) en tête – "Moon Safari" incarne au contraire et paradoxalement la musique de l'avenir, avec son goût pour les samples et le vintage.
Influencé par les grandes heures de Serge Gainsbourg, le duo parvient miraculeusement à produire un classique du niveau de "Melody Nelson" (1971) ou de "Polnareff's" (1971), et ce dès son premier essai. Car malgré ses 25 ans, "Moon Safari" n'a absolument pas vieilli. Est-ce parce qu'à sa sortie, il était déjà impossible à dater, avec son mélange d'obsession rétro et de vision moderne voire futuriste ?
La suite de la carrière de Air a en tout cas confirmé que cette réussite n'avait rien d'un heureux accident. Si l'effet de surprise s'est forcément dissipé, le duo a enchaîné avec une bande-originale culte pour Sofia Coppola ("The Virgin Suicides") dès 2000, avant de sortir un album américain complètement fou ("10 000 Hz Legend", 2001), un autre classique tubesque ("Talkie Walkie", 2004) et d'autres disques souvent sous-estimés. Et même si la discographie de Air est au point mort depuis 2012, ses deux membres ont chacun entamé des carrières solo passionnantes.
Pas mal quand on sait qu'avant de former Air, Nicolas Godin et Jean-Benoît Dunckel semblaient avoir abandonné l'idée de devenir des artistes. Après l'échec de leur groupe Orange, le premier s'était lancé dans des études d'architecte et le deuxième était devenu prof de physique. Mais à l'approche de la trentaine, ces grands enfants ont refusé de grandir afin de poursuivre le rêve de leur jeunesse.
Album de la rêverie et de la contemplation par excellence, "Moon Safari" n'est donc pas seulement destiné à emballer : c'est un hommage plus que touchant à la candeur de cet état d'esprit enfantin, un disque générationnel et accessoirement, un monument de la pop française.