Il y a 20 ans, les Yeah Yeah Yeahs sortaient un premier album fou fou fou : "Fever to Tell"

Sorti le 29 avril 2003, le premier album du trio new-yorkais a révélé au monde le talent d'une frontwoman d'exception – Karen O – et fait s'abattre une vague de chaleur moite et lubrique sur le revival rock qui agitait Big Apple au tournant du troisième millénaire. Vingt ans après cette révélation, retour sur la genèse de "Fever to Tell", le brûlot enfiévré des Yeah Yeah Yeahs.
  • L'année dernière, le groupe new-yorkais a mis fin à 10 années de silence en sortant "Cool It Down", un cinquième album remarquable de maturité qui mettait en évidence l'importance du chemin parcouru par les Yeah Yeah Yeahs depuis leurs débuts.

    Voilà une phrase que personne n'aurait imaginé lire en 2002, quand le trio ressuscitait sa propre version du mantra punk "No Future" en enchaînant les concerts incendiaires dans un déluge d'alcool et de décibels. Cette année-là, New York est bien sûr sous le choc des attentats du 11 septembre 2001, mais certains groupes décident que la fête doit continuer comme si demain n'existait pas, et personne n'aura mieux incarné cet état d'esprit que les Yeah Yeah Yeahs.

    À l'époque, le groupe est déjà sur toutes les lèvres de l'underground new-yorkais depuis plusieurs mois. Durant l'été 2001, il a sorti un premier EP éponyme qui a fait sensation jusqu'en Europe.

    Les prestations scéniques survitaminées de la chanteuse font déplacer les foules, qui découvre aussi chaque soir un nouveau look extravagant de Karen O, toujours imaginé par son amie styliste Christian Joy. Les Yeah Yeah Yeahs n'ont pas encore sorti d'album, et ils sont presque déjà le groupe le plus cool du monde.

    Mais comme souvent, la hype est une arme à double tranchant. À mesure que les mois passent, une partie de la presse et du public commence à s'agacer et se lasser de cette bamboche sans fin qui n'aboutit à rien, sauf à un deuxième EP accueilli fraîchement ("Machine", 2002). Les Yeah Yeah Yeahs sont accusés de manquer d'authenticité, un péché alors quasiment capital dans une scène indie rock à l'orthodoxie un poil étouffante et qui a oublié les personnages de David Bowie.

    Ce dernier est justement l'une des grandes influences de Karen Lee Orzolek, une étudiante en art timide qui se transforme en une tornade incontrôlable quand elle entre dans la peau de Karen O, son double au sein du groupe.

    Légitimement comparée à environ toutes les grandes chanteuses de l'histoire du rock, sa filiation est aussi à chercher du côté d'Iggy Pop et de ses gesticulations scéniques, quoique Karen O se montre peut-être encore plus imprévisible que l'Iguane, la faute à une consommation d'alcool très excessive. Signe du deux poids deux mesures qui règne alors dans la musique, on reproche d'ailleurs souvent à Karen O d'en faire trop, ce qu'on ne ferait jamais avec les chanteurs masculins.

    Peu importe. Mis à rude épreuve, son corps semble déjà vouloir dire stop. C'est peut-être le signe qu'il est temps pour le groupe d'entrer en studio pour enfin mettre en boîte ce premier album, incontestablement l'un des plus attendus de cette année 2003. Malgré les propositions qui affluent de la part des majors, les Yeah Yeah Yeahs veulent rester fidèles à une méthode très DIY : ils financent eux-mêmes l'enregistrement dans un petit studio de Brooklyn – là où tout a commencé pour eux – avec pour producteur un certain Dave Sitek, qui n'a encore rien sorti avec son propre groupe, TV on the Radio, et qui leur sert alors de… tour manager.

    Pour finaliser l'enregistrement, les Yeah Yeah Yeahs décident même d'annuler de grosses dates dans des festivals britanniques (qui tenteront de les faire changer d'avis avec un gros paquet de pépètes). Mais rien n'y fait, le groupe veut prouver à tout le monde – notamment à la presse musicale, qui l'attend le couteau entre les dents – qu'il n'a rien d'une arnaque, alors que la concurrence brille de tous les côtés : les Kills viennent de sortir un premier album costaud le même jour que le "Elephant" des White Stripes, un groupe dont les Yeah Yeah Yeahs ont assuré les premières parties – comme pour les Strokes et un groupe new-yorkais culte, Jon Spencer Blues Explosion.

    Au début de l'année 2003, tout est prêt ou presque : l'album est mixé par le grand ingénieur du son britannique Alan Moulder et un deal est finalement signé avec la major Interscope, sur recommandation de Lee Ranaldo de Sonic Youth, selon une légende qui ne manque pas de piquant. Il faut dire que les Yeah Yeah Yeahs sont alors tellement convoités qu'ils gardent un contrôle créatif total sur le contenu du disque.

    Et cela se sent à l'écoute. "Fever to Tell" est un album extrêmement brut et bruyant, dans la lignée des grands groupes de shoegaze mixés par Alan Moulder. Dès les premières notes de synthé du morceau d'ouverture, le bien nommé Rich, Karen O semble se moquer de son label en déclarant avec effronterie qu'elle est "Rich, rich, rich", avant que la guitare de Nick Zinner et la batterie de Brian Chase ne fassent muter le titre en une saillie garage rock emballante.

    Mais les Yeah Yeah Yeahs ne boxent pas du tout dans la même catégorie que les White Stripes. L'absence de bassiste ne les empêche pas de trousser des tubes dance-punk qui invitent à se mettre minable toute la nuit, comme l'imparable Date with the Night.

    Tout le programme des Yeah Yeah Yeahs est là, dans ce premier single chaotique, fait de brusques changements de rythme – quasiment disco – et de sonorités parfois dissonantes, sur lesquelles Karen O alterne chant outrageusement sexué et hurlements invraisemblables sur le thème de l'étranglement – CHOKE! CHOKE! CHOKE! CHOKE! CHOKE! – en toute décontraction.

    En 2003, on n'en croit pas ses oreilles, et comme Roxy Music avant eux pendant la période glam, ces trois anciens étudiants en art produisent une musique qui ne ressemble absolument pas à celle du revival auquel on les associe.

    Contrairement aux Strokes, aux White Stripes et aux Kills, les Yeah Yeah Yeahs semblent ne rien prendre au sérieux et avoir pour seul projet de composer la bande-son des nuits de la débauche new-yorkaise. Avec sa coupe au bol digne des Beatles, Karen O affiche un sex-appeal aussi étrangement je-m'en-foutiste que réjouissant, qui incitera beaucoup de filles à se lancer sur le devant de la scène dans le grand bain testostéroné du rock.

    Féministe avant l'heure, elle envoie parfois avec toute la coolitude du monde des textes on ne peut plus explicites entre deux gémissements lubriques – la pochette affiche le fameux logo Parental Advisory : Explicit Content –, comme sur le banger bluesy Black Tongue, où elle transgresse les genres : "Boy you just a stupid bitch / and girl you just a no good dick".

    Tout le monde a compris à quelle fièvre "Fever to Tell" fait référence. Ce premier album est animé par l'énergie insouciante et la rage de la jeunesse, celle que l'on ne connaît qu'une fois dans sa vie, et qui s'exprime ici dans une multitude de titres enfiévrés qui ne dépassent pas les deux minutes (Tick, Pin…). Mais après cette face A propice à tous les excès, "Fever to Tell" prend un virage inattendu dans sa deuxième moitié.

    Les tempos ralentissent et les morceaux sont de plus en plus violemment déstructurés, jusqu'au chef-d'œuvre de l'album, Maps – et ses premières secondes inoubliables de guitare et de batterie, tout bonnement l'un des plus grands morceaux des trente dernières années, où Karen O révèle une tout autre facette de sa palette vocale, en s'adressant à son mec de l'époque, Angus Andrew de Liars. Vingt ans après, la façon dont elle chante "they don't love you like I love you" est toujours aussi dévastatrice.

    Et elle nous réserve un coup fatal avec l'inévitable morceau hommage au Velvet Underground qui clôt l'album, où elle déclare finalement en toute délicatesse qu'après tout cela, "There is no modern romance". La gueule de bois et la mélancolie n'ont jamais été aussi belles.

    La sortie en single du tube totalement atypique qu'est Maps permettra logiquement de faire exploser les ventes de l'album, et quelques années plus tard, Kelly Clarkson puis Beyoncé se serviront allègrement sur cette mélodie pour Since U Been Gone et Hold Up respectivement.

    Pendant ce temps, les Yeah Yeah Yeahs enchaîneront les albums plus ou moins bons, mais aucun ne pourra évidemment rivaliser avec la brutalité de "Fever to Tell", l'album le plus cool, sexy, punk et inclassable du revival rock du début des années 2000, et celui qui a surtout prouvé que les Yeah Yeah Yeahs n'étaient pas une arnaque.

    Vingt ans après, ils sont toujours là, plus en forme que la plupart des groupes de cette scène. Et finalement, ils sont bien la preuve qu'un futur est possible pour les anciens punks.

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