Robert Johnson a-t-il vraiment vendu son âme au diable pour devenir un génie ?

Né en pleine Amérique ségrégationniste, Robert Johnson s’est vite réfugié dans la musique, et il atteindra un tel niveau de génie que certains iront jusqu’à dire que c’est avec le Diable en personne qu’il aurait pactisé. Alors, mytho ou pas mytho ?
  • Robert Johnson est le patient 0 du club des 27. La vie de cet enfant débute en 1911, dans le delta du Mississippi, à une période où aux États-Unis la population noire est forcée à servir de main-d'œuvre dans les champs. Il vient au monde de l’union adultère entre Julia Dodds et un homme nommé Noah Johnson. Robert ne connaît pas son père. Il vit avec sa mère et sa fratrie. Comme le travail saisonnier l’oblige, la famille bat la campagne américaine et enchaîne les exploitations agricoles pour subvenir à ses besoins.

    Dès l'âge de 7 ans, interviennent ses premiers contacts avec la musique. Il s’oriente d’abord vers l’harmonica, avant de se rapprocher de la guitare. Sûr de ses choix, toute sa vie, il utilisera les deux. Mais la réalité le rappelle. Une fois qu’il quitte l’école, Robert se retrouve à trimer à son tour. Pour adoucir ce quotidien, il joue pour les autres, au gré des fermes qu’il fréquente. À ce stade, l’ambition de vivre de son art semble bien loin.

    Las du labeur forcé, Robert Johnson alors adolescent plaque tout pour se concentrer sur la musique. Pour la partager et pourquoi pas en faire son métier, il sillonne les routes de l’état pendant des mois, écume les bars pour grappiller quelques dollars. À défaut d’atteindre son objectif, il trouve l’amour. Nous sommes en 1929 et il se marie à Virginia Travis. Il lui promet d’arrêter la musique, mais sa bien-aimée décède un an plus tard en accouchant du bébé qu’elle portait. Brisé par ce destin, il s’enferme dans les excès et son instrument. 

    En rentrant dans le village de sa mère, Robert Johnson rencontre l’un de ses modèles, le pionnier du Delta Blues, Son House. Il lui interprète une de ses compos. Son aîné le ridiculise et Robert, honteux, quitte à nouveau la ville sans rien dire à personne. De retour au bercail après une longue absence, comme si de rien était, le jeu de Johnson s’est étrangement métamorphosé. Lui qui était plutôt limité est devenu un authentique virtuose, un génie maniant la six cordes avec brio et style. 

    La communauté locale est sous le choc. Pour justifier son changement, Robert va se créer lui-même sa légende, en profitant des croyances de chacun — allant du christianisme qui considère le blues comme la musique du diable, jusqu’au vaudou. Alors qu’il se promenait en pleine nuit dans l’État du Mississippi, il s'arrête à « un carrefour près de Clarksdale ou de Rosedale ».

    À moitié endormi, une énorme silhouette portant un grand chapeau de paille se serait dressé face à lui, et « il est accompagné d’un molosse aux oreilles taillées ». Cette représentation, c’est celle de Papa Legba, figure incontournable du mysticisme haïtien. Ce diable, en échange de l’âme de Johnson, aurait accordé sa gratte en lui conférant ainsi un talent unique. Quand le musicien reprend ses esprits, son art a changé du tout au tout. Voici l’histoire de Robert, comme on peut la lire dans la BD-biographie Love in Vain (Glénat), du dessinateur Mezzo et du scénariste Jean-Michel Dupont. Elle est aussi chantée par Johnson dans ce morceau, Me and the Devil Blues.

    Mais les fabulations ont leurs limites, ou presque. La seule information dont on dispose pour justifier ce nouveau talent, c’est que Robert aurait tout appris d’un bluesman plus expérimenté, Ike Zimmerman. Quoi qu’il en soit, le succès lui tend enfin les bras. Il reprend la route pour donner des concerts, profiter de la vie et asseoir son influence. Pendant cette période faste, il enregistre (seulement) 29 chansons, dont le classique Cross Road Blues, une sorte de mythologie en trois temps qui narre à la fois l’ascension sociale, la réussite artistique et ce destin tragique. 

    Concernant ce dernier point, là encore, les conditions de sa mort survenue en 1938 sont troubles. Comme on peut le voir dans le documentaire Robert Johnson — À La Croisée Des Chemins, les raisons invoquées sont multiples. Certains affirment que c’est « la gloire qui l’a tué » et d’autres pensent qu’il « aurait été empoisonné ». Mais par qui ? Un mari jaloux ? Le patron d’un bar ? Ou serait-ce le Diable qui réclamait son dû en échange du don qu’il lui avait accordé ? Beaucoup de questions.

    S’il existe bien une chose irréfutable, c’est l’influence que sa musique a eue. Que ça soit Bob Dylan, les Rolling Stones (Sympathy for the devil vient-elle de Robert ?), Led Zeppelin ou Eric Clapton qui lui a consacré un album entier (« Me and Mr. Johnson », 2004), le spectre du bluesman plane encore aujourd’hui sur toute une frange de la musique actuelle. Pour appuyer sa légende, il existerait même trois sépultures à son nom. Sans savoir si l’une d’entre elles est son tombeau, disons simplement que depuis 1986, c’est dans le Rock & Roll Hall of Fame qu’il a trouvé le repos éternel.

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