2023 M04 12
À l'été 1972, David Bowie est enfin devenu prophète en son pays. Avec son personnage extraterrestre de Ziggy Stardust, il est l'un des visages incontournables de la frénésie glam qui s'empare de l'Angleterre, complètement chamboulée par sa prestation historique dans l'émission Top of the Pops au début du mois de juillet. Passés assez inaperçus auprès du grand public à leur sortie, ses albums précédents sont réédités et s'arrachent désormais comme des petits pains.
David Bowie est devenu une authentique rockstar, et son manager controversé Tony Defries veut battre le fer tant qu'il est chaud. Il faut désormais partir à la conquête de la Terre promise, le marché américain, plutôt hermétique au phénomène glam rock et à Ziggy Stardust jusqu’à présent. Peu importe : pour Tony Defries, Bowie deviendra une star Etats-Unis aussi, quoi qu'il en coûte.
La première tournée américaine de l'artiste à l'automne 1972 est donc des plus luxueuses : il faut en mettre plein la vue à tout le monde. Mais l'Amérique de l'époque goûte inégalement les démonstrations androgynes de Bowie et des Spiders from Mars lors de leurs concerts.
Fidèles à l'idée que l'on se fait d'elles, les villes du Sud comme Saint-Louis et Kansas City attendent plutôt des gros riffs qui tâchent et sont particulièrement hostiles au spectacle provocant qui leur est proposé, et il arrive même que certaines salles soient plus que clairsemées, ce qui oblige à annuler certaines dates. À l'inverse, Bowie triomphe tout aussi logiquement dans les grandes villes plus progressistes des deux côtes.
Pour la première fois, il approche aussi de près ce pays qui le fascine tant, puisqu'en raison de sa peur de l'avion, tous les trajets sont réalisés en train. Bowie fantasmait l'Amérique, mais la réalité qu'il découvre sur place est assez éloignée de son imagerie nostalgique de l'âge d'or d'Hollywood.
Les Etats-Unis de l'époque ne sont pas franchement beaux à voir, et le spectacle proposé par le pays l'obsède en même temps qu'il le consterne. Sur la route, Bowie a donc tout le temps d'écrire de nouveaux morceaux qui reflètent la réalité sociale très dure et la violence de la société américaine.
Face à ce qu'il voit, son personnage de Ziggy Stardust – qu'il a de plus en plus de mal à mettre à distance – se transforme en une sorte de double maléfique, qu'il appellera Aladdin Sane, un jeu de mot qui reflète sa santé mentale déjà menacée, alors que son frère Terry a été diagnostiqué schizophrène.
Sans virer au cauchemar, cette tournée qu'il qualifiait avec légèreté de "Ziggy goes to America" influence complètement l'écriture de l'album à venir, dont les paroles très sombres préfigureront déjà la thématique post-apocalyptique du futur "Diamond Dogs" (1974).
Mais sur le plan musical, Bowie reste d'abord fidèle aux préceptes du glam. Premier morceau enregistré (à New York), le single The Jean Genie est un blues rock au riff antédiluvien à la Bo Diddley, déjà entendu dans La Fille du Père Noël de Jacques Dutronc (1966), et utilisé pile au même moment par le groupe glam The Sweet dans le single Block Buster!, qui se classe incidemment juste devant celui de Bowie dans les charts anglais.
Sur The Prettiest Star, Bowie recycle aussi un morceau déjà enregistré avec son rival et ami Marc Bolan à la guitare quelques années plus tôt. Mais si "Aladdin Sane" reste incontestablement un album emblématique du glam rock, on pressent aussi en l'écoutant que Bowie avait envie de se renouveler, et qu'il ne souhaitait pas jouer le rôle de Ziggy Stardust toute sa vie.
A-t-il a eu l'intuition géniale que l'âge d'or du glam allait bientôt s'effacer ? Quoi qu'il en soit, contrairement à tant de ses contemporains, Bowie commence déjà à se tourner vers la suite et les expérimentations qui marqueront notamment "Station to Station" (1976) et la fameuse trilogie berlinoise.
Pendant sa tournée américaine, il s'est adjoint les services de Mike Garson, un pianiste de jazz avant-gardiste qui tente de convertir tout le groupe à la scientologie. Mais sa contribution la plus décisive reste heureusement celle de son instrument, qui marque au fer rouge les trois morceaux les plus surprenants de l'album.
Le plus important est Aladdin Sane (1913–1938–197?), pièce absolument maîtresse du disque, dont le titre semble annoncer une Troisième Guerre mondiale, et qui est marquée par un solo de piano atonal ébouriffant de plus de trois minutes, improvisé en une seule prise par Garson.
Hanté par la mort, le fantôme de Brel, et le souvenir du cabaret allemand (Kurt Weill et Bertolt Brecht notamment) de la République de Weimar, Time permet aussi à Mike Garson de mettre en évidence son jeu de piano stride et dixieland influencé par la scène jazz de La Nouvelle-Orléans des années 1920, ville où Bowie a d'ailleurs écrit le morceau.
Une troisième pièce vient compléter ce tableau très théâtral qui place Bowie comme un rival sérieux de Roxy Music au rayon art rock : la ballade Lady Grinning Soul clôturantl'album, où il réalise des prouesses aigues avec sa voix sur de magnifiques arpèges de piano d'inspiration classique.
On soupçonne ce morceau de faire référence à Claudia Lennear, choriste d'Ike et Tina Turner, déjà inspiratrice du Brown Sugar des Rolling Stones peu de temps avant. Et si on y croit assez fort, c'est parce que l'influence de Mick Jagger et Keith Richards sur "Aladdin Sane" est aussi plutôt écrasante.
L'album a beau avoir été composé et en partie enregistré aux Etats-Unis, il est en effet très marqué par le groupe londonien qui vient de publier son dernier chef-d'œuvre en mai 1972, Exile on Main St., avant une tournée américaine triomphale qui n'a sûrement pas échappé à Bowie.
Avec son piano martelé à la Nicky Hopkins, son mix surpuissant qui cache la voix de Bowie derrière la guitare de Mick Ronson, le morceau introductif d'"Aladdin Sane", Watch That Man, n'aurait pas dépareillé sur la face A de l'album enregistré par les Stones à la Villa Nellcôte en France.
Surtout, avec ses cuivres et ses chœurs féminins, Watch That Man donne le ton d'un album nettement plus produit que "Ziggy Stardust". Après avoir tenté sans succès d'enrôler Phil Spector, Defries et Bowie ont rappelé Ken Scott aux manettes, et l'album ne s'en porte pas plus mal.
Sur "Aladdin Sane", les Spiders from Mars jouent vite et fort, comme sur leur reprise de Let's Spend the Night Together, qui transforme le single déjà scandaleux des Stones en une déflagration queer frénétique avec un couplet final encore plus explicite que l'original.
"Aladdin Sane" est un album totalement décadent : Cracked Actor évoque en des termes très crus pour 1973 ("suck baby suck, give me your head") la sexualité tarifée d'une vieille star finissante d'Hollywood, réduite à payer des prostituées comme celles que Bowie aperçoit en masse sur Sunset Boulevard à Los Angeles.
Quant au délicieux single doo-wop Drive-In Saturday, il poursuit la fixation de Bowie sur les Stones en imaginant un monde post-apocalypse nucléaire où l'humanité survivante doit regarder des films avec... Mick Jagger, pour se souvenir comment on fait des enfants.
Tout cela est très gay – dans tous les sens du terme –, comme Panic in Detroit, inspiré par les émeutes raciales de 1967 à Détroit, racontées par Iggy à Bowie, et où ce dernier pompe une dernière fois les Stones (pardon) sur un mémorable Diddley beat enrichi de congas et de maracas.
Pour le dire autrement, il n'y a pas un mauvais morceau sur "Aladdin Sane". À l'époque, Bowie est réellement un extraterrestre : il peut se permettre de ne pas inclure sur l'album un grand single (John, I'm Only Dancing) et même d'un lâcher un encore plus impressionnant à Mott the Hoople (All the Young Dudes), dont il a produit avec succès l'album éponyme en 1972, comme le "Transformer" de Lou Reed et le "Raw Power" des Stooges, tous considérés comme des classiques aujourd'hui.
De quoi faire saliver Tony Defries, qui met un point d'honneur à faire en sorte que l'artwork de l'album soit le plus coûteux possible, ce qu'il a réussi, puisqu'il s'agissait à l'époque de la pochette la plus chère de tous les temps. Maquillé par Pierre Laroche et photographié par Brian Duffy, Bowie y apparaît avec les sourcils épilés, une fausse larme sur la clavicule et le gros éclair rouge et bleu qui scinde son visage en deux et deviendra son symbole le plus célèbre.
Rétrospectivement, on peut même arguer que la notoriété de cette pochette a sans doute un peu éclipsé le contenu de l'album, mais à l'époque de sa sortie, "Aladdin Sane" est un carton un peu partout, y compris en France et aux Etats-Unis, et c'est surtout le premier album de Bowie à atteindre la première place des charts dans son pays.
Pourtant, "Aladdin Sane" marque aussi la fin d'une époque, puisqu'il y a de l'eau dans le gaz chez les Spiders from Mars, qui auront tous quitté le navire après l'album de reprises "Pin Ups", enregistré au Château d'Hérouville en France pendant l'été 1973.
De son côté, Bowie est prêt à aborder sa transition du glam vers les musiques afro-américaines, mais avant, il lui faut en finir avec un Ziggy Stardust de plus en plus difficile à supporter au quotidien, ce qu'il va faire de manière spectaculaire. Mais c'est une autre histoire, que l'on vous racontera peut-être bientôt.
En attendant, "Aladdin Sane" est peut-être le dernier grand album des Rolling Stones sans les Rolling Stones.