2023 M02 7
Si "Raw Power" est miraculeux, c'est d'abord parce qu'il n'aurait.... jamais dû exister. En juillet 1971, les Stooges se séparent officiellement après avoir été largués par Elektra Records. Après avoir vu "The Stooges" (1969) et "Fun House" (1970) – deux albums certes fantastiques – se planter en beauté, le label a compris : les Stooges ne seront jamais des stars.
Et outre ces échecs dans les charts, les membres du groupe font absolument n'importe quoi sur scène et s'enfilent de la drogue en quantité industrielle – il y a peut-être un lien entre les deux. C'est un vrai désastre, et le groupe aurait pu disparaître pour toujours si un certain David Bowie n'était pas intervenu. À cette période, il n'est pas encore célèbre, mais il a déjà un flair hors du commun pour détecter les talents.
Il fait partie des rares fans des Stooges et désire ardemment rencontrer Iggy Pop, ce qu'il fait en septembre 1971 chez Max's Kansas City à New York, là où il fait en même temps la rencontre d'une autre de ses idoles qu'il s'apprête aussi à sauver des oubliettes, Lou Reed, car David Bowie ne se déplace que pour écrire deux pages d'histoire d'un coup.
David Bowie, Iggy Pop & Lou Reed - Hôtel Dorchester, Londres (photo de Mick Rock, 1972) pic.twitter.com/vDV0XHOCyz
— M!KA (@mickaelflores) April 8, 2014
Le courant passe tellement bien entre Iggy et Bowie que le deuxième fait signer au premier un contrat avec son manager de l'époque, le tristement célèbre Tony DeFries, patron de l'agence MainMan. Pour une fois dans sa carrière, Iggy Pop est en veine, puisque quelques temps après, il retrouve un label, et pas n'importe lequel : Columbia Records.
La légende raconte que pour convaincre Clive Davis, le célèbre patron de la major, Iggy a sauté sur son bureau pour hurler une reprise de The Shadow of Your Smile. Effrayé par la scène, Davis aurait supplié ses subordonnés de faire signer cet énergumène au plus vite pour qu'il arrête son cirque. Grave erreur pour lui, tant mieux pour nous. Car les embrouilles commencent dès la composition du groupe.
En réalité, Tony DeFries n'est nullement intéressé par les autres membres des Stooges et leurs comportements plus ou moins déviants. Son truc, c'est de transformer des chanteurs en stars, et il a eu le malheur de penser qu'Iggy Pop pourrait être l'un d'entre eux. Mais l'Iguane sait ce qu'il veut : il embarque avec lui James Williamson, un redoutable guitariste embauché pour muscler le jeu des Stooges avant leur première disparition.
La paire débarque à Londres au début de l'année 1972 pour enregistrer ce qui deviendra "Raw Power", mais il leur manque encore un batteur et un bassiste. Ils font auditionner divers musiciens anglais, mais le glam rock est en train d'exploser, et le style qui fait alors fureur dans la capitale n'est pas vraiment à leur goût. Une conclusion s'impose à eux : personne n'est capable de tenir la baraque rythmique des Stooges à part les frères Asheton, rappelés après avoir été gentiment oubliés depuis la dissolution du groupe.
Scott Asheton retourne à la batterie, et l'ancien guitariste Ron Asheton accepte de passer à la basse, ce qu'il n'est de toute façon pas vraiment en position de refuser après la découverte de sa collection de souvenirs nazis par leur précédent label (Elektra). Columbia et DeFries avaient signé Iggy Pop, ils se retrouvent avec ces satanés Stooges reformés, et le nouveau nom du groupe (Iggy & The Stooges) ne trompe personne.
À Londres, après avoir failli ne même pas passer la douane si Tony DeFries n'était pas intervenu, le groupe goûte à un train de vie qu'il n'a jamais connu auparavant : il est logé très confortablement à Kensington Gardens et enregistre dans un bon studio (CBS) après avoir touché une avance royale pour l'époque. Et alors que MainMan les laisse livrés à eux-mêmes pour s'occuper de l'explosion du phénomène Ziggy Stardust, un autre miracle se produit : le groupe bosse sérieusement ses morceaux.
Certes, les frères Asheton deviennent de vulgaires exécutants, mais James Williamson compose des riffs et des solos dantesques jamais entendus, tandis qu'Iggy Pop écrit des paroles en prise avec son époque (sur la guerre du Vietnam notamment) qui ont rarement été aussi inspirées. Pendant ces quelques mois, les deux sont au niveau du duo Jagger/Richards, et ce d'autant plus que le jeu de guitare de Williamson n'a rien à envier à celui qui est l'un de ses modèles.
À l'automne 1972, les chansons sont prêtes. Les nouveau Stooges enregistrent du 10 septembre au 6 octobre, six jours par semaine, de minuit à six heures du matin. Prenaient-ils de la drogue en studio ? Les souvenirs varient selon les témoignages des membres, mais une chose est sûre, les légendes ne manquent pas sur ces sessions.
On dit qu'Iggy Pop aurait fait vœu d'abstinence pendant toute la durée de l'enregistrement, ce qui ne l'empêche visiblement pas d'enregistrer certains morceaux complètement nu, ni d'organiser un duel entre escrimeurs pour les besoins de Search and Destroy. Les Stooges font ce qu'ils veulent en studio, d'autant qu'ils ont refusé la proposition faite par David Bowie de produire l'album.
Il fallait en avoir dans le pantalon pour se permettre ce refus, car Bowie est alors en train de devenir le nouveau roi Midas du rock : tout ce qu'il touche se transforme en or, comme Mott the Hoople et Lou Reed peuvent en attester.
Mais Iggy Pop a du flair aussi : il craint que son nouveau pote se montre trop intrusif et récupère le projet à son compte. Résultat, Iggy mixe et produit l'album lui-même alors qu'il est encore très inexpérimenté en la matière, et Tony DeFries va bientôt regretter d'avoir laissé les Stooges sans surveillance.
Lorsqu'il découvre les bandes, il est horrifié par la violence du son. Ce qu'il entend ne ressemble aucunement au glam qui cartonne dans les charts, et il est inimaginable pour lui de sortir l'album en l'état. Il force la main du groupe : soit l'album est remixé par David Bowie, soit il reste dans les cartons.
Tout le monde s'exécute et la nouvelle star du rock anglais tente de sauver des bandes difficilement exploitables, mais il n'y a pas grand-chose à faire compte tenu du dépouillement des enregistrements, et la besogne est bouclée en une journée au studio Western Sound Recorders de Los Angeles. En d'autres termes, il ne fait pas de miracle, et Columbia ne sait pas quoi faire de cet album, dont la sortie est reportée de plusieurs mois, jusqu'au 7 février 1973.
Comme tout le monde s'y attend, il fait un énorme bide dans les charts, abandonné dans la nature par MainMan et Columbia, qui ont d'autres priorités. Peu importe : les Stooges sont tout simplement incompatibles avec le public de l'époque, qui n'était pas prêt du tout à se prendre une telle mandale dans la figure.
L'été 1972 avait d'ailleurs donné un aperçu de l'accueil qui serait réservé à "Raw Power". Le 15 juillet, les Stooges donnent leur premier concert londonien à King's Cross, après un show de Ziggy Stardust. Le public a beau être select et constitué d'une bonne partie des futures stars du punk (Mick Jones, John Lydon…), il en ressort terrorisé selon le critique rock Nick Kent.
James Williamson confirme ses dires en expliquant que si ce sera le dernier concert des Stooges dans la ville avant 2005, c'est parce que leur management craignait qu'ils soient arrêtés. Pourtant, les Stooges avaient si l'on peut dire tenté de se fondre dans la masse d'alors en adoptant un look glam rock.
Avec son pantalon lamé argenté, sa chevelure blonde platine, son smoky eye et son torse nu parfaitement glabre, comme brillant voire huilé, Iggy ressemble à une divinité grecque moderne et est définitivement trop beau pour échapper à l'objectif du célèbre photographe Mick Rock, qui l'immortalise pour ce qui deviendra l'une des pochettes les plus mythiques de l'histoire du rock, après avoir fait la même chose la veille avec Lou Reed, qui a fait ses propres débuts londoniens sur la même scène (quelle époque).
Mais en 1973, cela ne suffit malheureusement pas à sauver "Raw Power". Le groupe s'est bien plié à l'obligation de composer une ballade pour chaque face de l'album (la très Doorsienne I Need Somebody et la sublimement menaçante Gimme Danger et sa guitare acoustique), mais la plupart des gens ne parviennent même pas jusque-là.
Car dès les premières notes du morceau d'introduction, le terrifiant Search and Destroy, le ton est donné : la basse et la batterie sont enfouies au fin fond du mix de David Bowie, pour laisser la place à un affrontement épique entre la guitare de James Williamson et la voix juvénile d'Iggy Pop, que ce dernier est obligé de pousser dans ses derniers retranchements pour rivaliser avec son nouveau complice.
Hormis les deux "balades" évoquées, ce programme reste inchangé pendant les 34 minutes ébouriffantes de "Raw Power", dont la première écoute est toujours une expérience d'une brutalité sans nom, cinquante ans après.
C'est un modèle absolu de rock décadent et dépravé des années 1970 : les chansons sont souvent très sexistes (Your Pretty Face Is Going To Hell), elles évoquent la drogue, les maladies et surtout le sexe de façon très explicite, parfois dès leur titre (Penetration).
Tous les excès sont permis, et sans le savoir, les Stooges inventent le punk avec des années d'avance en revenant à la sauvagerie des débuts du rock, même s'il n'y a rien de simple dans le jeu de guitare féroce de James Williamson, qui joue plus fort et plus vite que tous les autres guitaristes de l'époque.
Ses mélodies sont vicieuses, voire méchantes, et elles influenceront des dizaines et des dizaines de futures rockstars pour qui "Raw Power" sera un album de chevet, comme c'était le cas pour le fan le plus célèbre de l'album, Kurt Cobain.
Mais avant de devenir culte, "Raw Power" vaut d'abord aux Stooges leur renvoi par Tony DeFries de MainMan, pas très content – entre autres griefs – de découvrir que l'avance financière énorme du groupe a été claquée en substances illicites. Le label Columbia en fait évidemment de même avec leur contrat, malgré la sortie prévue d'un deuxième album.
De retour à Los Angeles, le groupe se lance dans une tournée américaine, mais celle-ci tourne évidemment à la catastrophe lorsque tous ses membres sauf Ron Asheton replongent dans l'héroïne. Après avoir goûté au luxe de Londres, les Stooges retombent dans l'extrême pauvreté, prêts à jouer n'importe où et à vendre n'importe quoi pour se payer une dose.
Leur dernier concert tragicomique du 9 février 1974 sera évidemment documenté sur l'album live "Metallic K.O.", et ils se sépareront à nouveau avant de se reformer entre 2003 et 2016 pour deux nouveaux albums très dispensables, mais surtout pour jouer "Raw Power" pour la première fois dans le monde entier devant des dizaines de milliers de fans désormais acquis à leur cause.
Entre temps, James Williamson a encore enregistré deux albums très appréciés des fans avec Iggy ("Kill City" en 1975 et "New Values" en 1979) avant de s'embrouiller sérieusement avec lui sur "Soldier" en 1980 (où Bowie était aussi présent) et de partir occuper un haut poste incognito dans la Silicon Valley pendant trois décennies. Iggy Pop a lui mené une carrière solo faite des hauts berlinois que l'on connaît et des bas que l'on préfère oublier, mais aucun de ses albums ne rivalise avec le mythe "Raw Power".
Et peu importe que vous écoutiez le mix original réalisé par David Bowie (fort en aigus, faible en basses), très longtemps critiqué et même considéré par certaines théories du complot de fans comme une tentative de sabotage, ou celui réalisé en 1997 par Iggy Pop, notable pour sa distorsion sonore permanente, mais où l'on entend mieux certains instruments comme le piano et le célesta martelés par Iggy.
Aujourd'hui, les deux versions ont été remasterisées et sont parfaitement valables : la force brute de "Raw Power" a toujours été beaucoup plus importante que cette petite querelle de chapelle.