2022 M09 13
Les adeptes de classic rock qui ne sont pas encore morts le savent bien : l’année 1971 constitue l’un des meilleurs crus de l’histoire de la musique populaire au vingtième siècle. Des dizaines d’albums géniaux sont sortis cette année-là, qui a aussi vu l’éclosion de genres musicaux et d’artistes importantissimes. C’est le cas d’un certain David Bowie, qui publie en décembre 1971 "Hunky Dory", son premier chef-d’œuvre.
On y trouve le morceau Queen Bitch, un hommage pas déguisé du tout à l’un des groupes préférés de Bowie depuis plusieurs années, mais qui est déjà en train de mourir, The Velvet Underground. Nous sommes en décembre 1971, et deux mois plus tôt, une rencontre décisive a eu lieu à New York entre David Bowie et l’ancien leader du Velvet, un dénommé Lou Reed.
À l’époque, ce dernier a quitté le Velvet et vit à nouveau chez ses parents, mais il fascine toujours Bowie qui tient absolument à rencontrer son modèle – et Iggy Pop, mais c’est une autre histoire – à l’occasion de son passage à New York pour signer son contrat avec le label RCA.
Le rendez-vous a lieu au resto du fameux Max’s Kansas City, et Lou Reed a un premier coup de bol, puisque RCA accepte de sortir aussi son premier album solo. Mais ce n’est pas tout, car Bowie et Reed sont déjà en pleine bromance et n’ont d’yeux que l’un pour l’autre. Ils repartent tous les deux pour Londres, mais pour la collaboration, il faudra attendre un peu.
Bowie enregistre "The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars" avec le résultat inoubliable que l’on connaît à sa sortie en juin 1972, tandis que Reed met en boîte de son côté son premier album éponyme. Mais celui-ci est très décevant – il a été enregistré avec deux membres du groupe de rock progressif Yes, soit le crossover le plus improbable de l'histoire de la musique pour rester poli – et se plante en beauté à sa sortie en avril 1972. Autant dire que la comparaison est cruelle.
Heureusement, le pauvre Lou est décidément verni, puisque le 8 juillet 1972, celui qui se fait désormais appeler Ziggy Stardust insiste pour que son nouveau pote le rejoigne sur scène au Royal Festival Hall de Londres. Déguisé en mariachi, Reed accepte et est officiellement présenté au public anglais par Bowie, avec qui il joue trois morceaux du Velvet, White Light/White Heat, Sweet Jane et Waiting for the Man.
Le magazine Melody Maker écrit "A Star is Born", et une conférence de presse est organisée quelques jours plus tard (le 16 juillet) au Dorchester Hotel, où Reed et Bowie se roulent une pelle devant l’objectif de Mick Rock, pendant qu’Iggy Pop arbore un tee-shirt du groupe rival T. Rex, un paquet de Lucky Strike coincé entre les dents.
David Bowie, Iggy Pop & Lou Reed - Hôtel Dorchester, Londres (photo de Mick Rock, 1972) pic.twitter.com/vDV0XHOCyz
— M!KA (@mickaelflores) April 8, 2014
Arborant déjà des ongles noirs assortis à ses traditionnelles lunettes, Lou Reed passe ensuite entre les mains de Freddie Burretti, le costumier maison de Bowie, qui le relooke et le maquille comme son collègue en personnage glam rock, "Phantom Of Rock", en référence à son nouveau teint crayeux.
C’est ce visage noir et blanc que l’on retrouvera sur la photo accidentellement surexposée qui servira de pochette à "Transformer", une photo prise par Mick Rock lors du premier concert londonien de Lou Reed à la mi-juillet 1972.
Au début du mois suivant, ce cher Lou Reed est d’accord pour partir en studio avec David Bowie, qui lui offre ses services pour produire son deuxième album. Le duo s’installe dans le mythique studio Trident de Londres, où Bowie vient déjà de produire "All the Young Dudes" pour Mott the Hoople. Et il embauche en tant qu’ingénieur du son et responsable du mixage un certain Ken Scott, tout juste auréolé de son travail de producteur sur "Ziggy Stardust", .
Mais celui qui sera le véritable architecte de ce "Transformer", c’est Mick Ronson, le guitariste des Spiders from Mars, qui prend en charge les arrangements et la coproduction en compagnie de Bowie, en plus de ses contributions au piano et à la guitare évidemment.
Crédit photo : Mick Rock
Quant à Lou Reed, plusieurs témoins comme Ken Scott et le producteur Tony Visconti racontent qu’il était sérieusement accro à l’héroïne pendant l'enregistrement, ce qui a nécessairement réduit sa contribution (il se "contente" de la guitare et du chant), et augmenté d’autant celle de Ronson et Bowie, qui hackent en quelque sorte l’album pour le faire leur.
Ils apportent à Lou Reed un savoir-faire unique en studio, accompagnés par des pointures. On retrouve ainsi le bassiste Herbie Flowers (présent sur le fabuleux "Polnareff’s" la même année), le backing band vocal des Thunderthighs, le grand pote des Beatles Klaus Voormann, Trevol Bolder des Spiders from Mars, et last but not least, Ronnie Ross, l’ancien prof de saxo de Bowie.
Bref, Lou Reed ne retravaillera jamais avec un tel casting. Mais ce dernier tombe au bon moment, car Reed a sans doute en sa possession les meilleurs morceaux de sa carrière, en tout cas ceux avec le plus de potentiel. Il a quand même bien besoin de l’intervention de Bowie et Ronson, car ils possèdent quelque chose qui lui fait cruellement défaut mais qui ne l’intéresse sûrement pas : le sens du tube efficace.
Et le duo ne se fait pas prier pour sublimer les compositions de Lou. Dès le premier titre inspiré par Andy Warhol, Vicious, Ronson envoie des merveilles de riffs saturés, pendant que Reed chante avec juste ce qu’il faut de désinvolture ses histoires de déviances sexuelles. Et les chœurs de Bowie sont un régal.
Mais les choses sérieuses reprennent avec Perfect Day, célèbre ballade jouée au piano par Mick Ronson, à qui l’on doit également les magnifiques arrangements de cordes. Et malgré les interprétations de ceux qui y voient une ode à l’héroïne comme dans le film culte de Danny Boyle (Trainspotting, 1996) où elle a été utilisée, Lou Reed jure qu’il s’agit d’une simple chanson d’amour où les personnages boivent bien de la sangria dans un parc avant d’aller nourrir les animaux d’un zoo…
Mick Ronson récidive au piano sur un autre single imparablement efficace, le classique Satellite of Love, avec encore des chœurs délicieux de Bowie et des Thunderthighs. Et quand il n’est pas occupé à transformer les balades de Reed en dingueries qui traversent les générations, Ronson s’éclate à la guitare avec les morceaux glam les plus directs de "Transformer", comme Hangin’ Round ou I’m So Free.
Mais on a évidemment gardé le meilleur pour la fin, avec la pièce de résistance Walk on the Wild Side, le plus grand tube de la carrière de Lou Reed, sorti en single grâce à l’intervention de Bowie, qui est aussi celui grâce à qui le morceau a cette forme si mystérieusement tubesque, de l’aveu même de Reed.
Les basses jouées par Herbie Flowers, le solo de saxo de Ronnie Ross et les chœurs des Thunderthighs sont reconnaissables entre mille, mais cinquante ans après la sortie de cet ovni, on ne se lasse pas de se demander comment les paroles très "-18" de Lou Reed ont pu passer à la radio en l’état sans être censurées.
Dans son hommage à cinq personnalités de la Factory d’Andy Warhol, Reed se lâche en effet encore plus que d’habitude, mais les responsables britanniques de la censure ne savaient visiblement pas ce que l’expression "giving head" (tailler une pipe) signifiait en 1972.
Tant mieux pour Lou Reed, puisqu’il ne connaîtra jamais de succès de la même envergure par la suite. Sans doute blessé dans son ego par la place prise par Bowie et Ronson sur "Transformer", Reed ne collaborera plus avec eux, et il poursuivra à partir du disque suivant, le malade "Berlin" (1973), une carrière solo aux allures de montagnes russes jusqu’à sa mort en 2013.
Mais s’il a pu sortir un des meilleurs albums des années 1970 et avoir une carrière solo après le Velvet, c’est évidemment en grande partie grâce à l’intervention de David Bowie. Pas de quoi rendre Lou Reed aimable, puisque lorsqu’il recroisera son ancien fan en 1979, la légende raconte qu’il l’a agressé physiquement, mécontent qu'il refuse de produire son prochain album s’il ne retrouvait pas une bonne hygiène de vie.
Entre l’alcool et un deuxième "Transformer", Lou Reed a visiblement choisi. Pas étonnant que face à l’échec de son premier album, il ait déclaré : "j’ai essayé d’écrire des chansons d’amour et on a vu ce que ça donnait. Cette fois, il n’y aura que des chansons de haine."