2023 M03 22
La décennie 1970 de David Bowie est probablement l'une des plus impressionnantes de l'histoire du rock en termes de créativité et de diversité artistiques. Au rythme effréné d'un album par an, elle le voit grosso modo claquer chef-d'œuvre sur chef-d'œuvre en se renouvelant constamment, du hard rock de "The Man Who Sold the World" (1970) à la new wave de "Lodger" (1979).
Certes, beaucoup d'albums de Bowie sortis pendant cette décennie ont connu un succès limité auprès du grand public, mais il a fini par y remédier brillamment avec "Scary Monsters", un nouveau sommet qui le voit commencer les années 1980 en réussissant la performance rare d'allier succès public et critique d'envergure.
Mais en réalité, cet album marque la fin d'une époque pour Bowie. En ce début de nouvelle décennie, il est désormais père célibataire après son récent divorce avec Angie, qui a abouti à ce que leur fils Duncan Jones finisse sous sa garde. Autrement dit, celui qui est encore un jeune trentenaire devient pragmatique et raisonnable, d'autant plus qu'il a été très marqué par l'assassinat de John Lennon - ce qui l'inquiète légitimement pour son avenir.
Il a fui les excès délirants de ses années passées à Los Angeles, et il en a visiblement un peu marre d'incarner des personnages et d'être un artiste cool, loin de la notoriété d'un Michael Jackson auprès du grand public. Surtout, la scène musicale pleine de synthés de l'époque, qu'il a contribué à engendrer avec sa trilogie berlinoise, le laisse très froid.
Il donne donc la priorité à ses rôles à Broadway ("The Elephant Man") puis au cinéma pendant quelques années, tournant dans des films qui deviendront culte, comme le sulfureux "Les Prédateurs" (Tony Scott, 1983) avec Catherine Deneuve, et "Furyo" (Nagisa Ōshima, 1983). Mais ce n'est pas ce qui va le rendre riche.
Après avoir collaboré avec Queen sur Under Pressure (1981) et Giorgio Moroder sur la BO du "Cat People" de Paul Schrader (1982), Bowie est prêt à retourner pour de bon aux choses sérieuses. Il quitte son label historique (RCA) et signe avec EMI pour un montant colossal à l'époque – on parle de plus de 10 millions de dollars – car il est enfin disposé à dépasser le premier cercle de ses fans, très rock.
Mais ce n'est pas tout. Il se sépare également du producteur de la plupart de ses grands albums (Tony Visconti) et de tous les musiciens qui jouaient avec lui depuis "Station to Station" (1976). Fidèle à lui-même, Bowie veut opérer un changement radical de direction. Après la froideur complexe de ses années berlinoises, il veut insuffler une forme de chaleur, d'optimisme et de joie à ses chansons, en opposition avec une époque musicale qu'il trouve désormais un peu trop sérieuse à son goût.
Cela tombe bien, il fait la connaissance à New York de Nile Rodgers, le guitariste de Chic qui à l'époque, transforme tout ce qu'il produit en or, comme "Diana" (1980), le classique de Diana Ross. Rodgers a beau être étroitement associé au mouvement disco alors plus que déclinant, il a toute la confiance de Bowie qui lui confie la mission difficile de l'aider à faire des tubes, des vrais.
Mais quand Nile débarque à Montreux en Suisse chez son nouveau client, il hallucine un peu. Bowie lui joue un morceau intitulé Let's Dance, mais ce dernier ne donne pas du tout envie de danser selon Rodgers. La mélodie fonctionne certes, mais le style folk très dépouillé lui évoque davantage Donovan que Chic. Heureusement, arranger un titre pour les dancefloors, c'est un peu la spécialité de Nile Rodgers à l'époque
Il ne change pas tout mais presque, notamment la tonalité, l'octave et le rythme, qui finisent par refléter les influences jazzy qu'il partageait avec Bowie, et une première démo est enregistrée à côté du domicile suisse de Bowie, au Mountain Studios de Montreux. Elle a été révélée pour la première fois il y a quelques années à l'occasion du Record Store Day 2018.
Retour en fin d'année 1982 : le duo reprend alors la direction de New York où la version finale sera enregistrée au studio Power Station. Bowie n'ayant plus aucun musicien avec lui, Nile Rodgers fait notamment appel à deux transfuges de Chic (le claviériste Robert Sabino et le percussionniste Sammy Figueroa), qui viennent accompagnés du batteur de Weather Report (Omar Hakim) et d'une section de cuivres.
Et pour la première fois de sa carrière, Bowie ne fait "que" chanter, ce qui sera le cas sur tout l'album d'ailleurs. Et si l'Histoire retient bien sûr comme anecdote la participation du jeune Stevie Ray Vaughan – repéré par Bowie la même année au Montreux Jazz Festival – à la guitare lead, c'est le méconnu ingénieur du son Bob Clearmountain qui a joué un rôle décisif dans le mix si accrocheur du titre.
Il faut d'ailleurs distinguer deux Let's Dance, puisque la version single raccourcie à 4 minutes que l'on entend très souvent fait pâle figure en comparaison de la version longue de plus de 7 minutes 30, publiée sur l'album. Il lui manque en effet ce qui fait tout le sel de ce morceau, à savoir ces moments où la production très contrôlée de Nile Rodgers s'autorise à partir un peu en roue libre avec de multiples solos de quasiment tous les instruments derrière sa célèbre partie de guitare rythmique.
Dès les premières secondes, après une intro qui reprend les cris jouissifs des Beatles sur Twist and Shout (1963), le solo de trompette très free de Mac Gollehon donne d'ailleurs le ton : David Bowie fait partie des très rares rockstars qui peuvent alors tout se permettre, même sur un single.
Outre les solos donc – de saxo, de percus, et de guitare blues pleine de vibrato et de bend, Stevie Ray Vaughan oblige – et sa ligne de basse fameuse, Let's Dance se distingue aussi par son breakdown à la Good Times de Chic, ce moment où les instruments disparaissent peu à peu pour ne laisser la place qu'à la section rythmique, avant de réapparaître progressivement, ce qui fait toujours son petit effet à l'écoute et sur un dancefloor, il faut l'avouer.
Tout cela fait que ce morceau de dance-pop en apparence très simple est en fait très difficile à classer. Funk ? Disco ? Jazz ? Rock ? Blues ? Jazz ? R&B ? Un peu de tout ça à la fois. Une chose est certaine : avec ce single, Bowie renoue avec son amour des musiques afro-américaines, qui servait déjà de moteur à sa période plastic soul de "Young Americans" (1975). Et avec une certaine immédiateté aussi : le titre est enregistré en très peu de prises, Bowie préférant désormais des horaires de bureau aux interminables séances nocturnes au service du perfectionnisme.
Quant aux paroles sur les fameux "souliers rouges" possiblement inspirées par un conte d'Andersen (Les Chaussons rouges, 1845), elles sont étrangement sombres pour une mélodie aussi enjouée. Derrière l'apparente légèreté de l'invitation à la danse, la façon de chanter assez mélancolique de Bowie semble même faire écho à son récent divorce.
Pas de quoi empêcher Let's Dance de cartonner, puisque le single réussit la performance rare de se classer numéro un au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, avant que l'album éponyme ne batte aussi des records de ventes pour Bowie le mois suivant, porté par d'autres singles ravageurs (China Girl, Modern Girl) et le savoir-faire de Nile Rodgers.
Cette fois ça y est, David Bowie est enfin une star de la pop pour le grand public, et il va pouvoir se lancer dans une tournée très lucrative des stades avec le "Serious Moonlight Tour". Mais avant, il prend le temps de tourner des clips coûteux en Australie – où il réside alors une partie de l'année – car en bon spécialiste de son image, il a bien compris que la musique de la décennie 1980 sera révolutionnée par le pouvoir médiatique de MTV.
Pour Let's Dance, il fait le choix d'arrêter les expérimentations à la Ashes to Ashes (1980) et de délivrer pour la première fois un message politique frontal simple. Il s'attaque ainsi au racisme de la société australienne et aux ravages du modèle consumériste occidental vis-à-vis des terres et des populations aborigènes en mettant en scène deux d'entre eux dans le clip, ce qui marque beaucoup les esprits à l'époque, où ce sujet était rarement évoqué à l'écran. Et compte tenu de la popularité de la chanson, David Bowie délivre son message à des millions de personnes en 4 minutes top chrono.
Beaucoup le découvrent à cette occasion, tandis que certains de ses fans se pincent les yeux (et le nez) lorsqu'ils voient pour la première fois que Bowie a troqué ses costumes androgynes pour un look de yuppie symbolisant à merveille la décennie des années fric.
Avec son teint hâlé, son pantalon à pinces et sa chevelure peroxydée, le voilà qui achève aussi sur le plan vestimentaire sa transition vers le succès commercial. Et si Let's Dance constitue incontestablement un sommet de la carrière de son auteur, le morceau marque aussi pour lui le début d'une longue traversée du désert artistique. Bowie reconnaîtra d'ailleurs plus tard avoir été prisonnier de ce succès, avant de connaître encore heureusement quelques résurrections jusqu'à sa mort en janvier 2016.