2023 M03 9
Le 8 janvier 2013, personne n'en croit ses yeux au réveil. Dans la nuit, David Bowie a mis en ligne un nouveau morceau, Where Are We Now? et annoncé un nouvel album à paraître au mois de mars de la même année, "The Next Day". C'est impensable : Bowie n'a alors plus sorti d'album depuis dix ans ("Reality" en 2003), et il a même quasiment disparu des radars depuis qu'un accident cardiaque a écourté sa dernière tournée en 2004. Les rumeurs le disent retraité, malade, voire carrément mort.
Pourtant, le plus fou n'est pas tant ce retour auquel littéralement personne ne s'attendait, mais ses conditions. Comment David Bowie a-t-il fait pour enregistrer un album dans le plus grand secret pendant plusieurs années sans que la moindre information ne fuite, à une époque où les réseaux sociaux et les smartphones étaient déjà omniprésents ?
Au mépris de toutes les règles élémentaires régissant la sortie d'un album, David Bowie a déjà décidé seul dans son coin de la date de son grand retour, le 8 janvier, date de son 66ème anniversaire. Son attaché de presse n'apprend l'existence du single que quelques jours avant sa sortie. Plus baroque encore, le label (Columbia Records/Sony Music) n'a été mis au courant de l'enregistrement de l'album qu'en octobre 2012, alors que l'enregistrement était terminé.
À une époque où l'économie de l'attention impose à la plupart des artistes d'être hyperactifs pour exister dans l'esprit des gens, Bowie fait tout le contraire. Après avoir cultivé sa rareté et le mystère pendant une décennie, il est accueilli triomphalement pour son retour surprise. Bien que très éloigné des canons de la pop de l'époque, Where Are We Now? cartonne dans les charts – son plus gros succès depuis… 1986 – et une frénésie Bowie s'empare des médias, d'autant plus qu'il ne donne absolument aucune interview, laissant ses clips parler pour lui, et son fidèle producteur Tony Visconti répondre à toutes les questions à sa place.
Avec cette stratégie, David Bowie rappelle à tout le monde qu'il est un extraterrestre et qu'il sait mieux qu'aucun artiste comment créer l'événement autour de sa personne. La façon dont il a orchestré son retour peut même s'apparenter à une œuvre d'art à part entière, comme la manière dont il annoncera sa mort trois ans plus tard avec la sortie de son ultime album, "Blackstar" (2016).
Pendant plusieurs années – de 2010 à 2012 –, Bowie a donc patiemment préparé ce retour à l'abri de tous les regards, enregistrant des démos puis les versions de l'album dans un studio de New York – The Magic Shop – qui tourne avec le moins de personnel possible pour éviter les fuites, le premier choix ayant été remercié après avoir vendu la mèche en 24 heures.
Un petit groupe de musiciens ayant pour la plupart déjà collaboré avec Bowie par le passé – comme la bassiste Gail Ann Dorsey et le guitariste vétéran Earl Slick, rescapé de "Station To Station" (1976) – se retrouvent donc pour enregistrer près de 30 morceaux imaginés par Bowie pendant la décennie écoulée. Tout le monde doit signer un NDA (accord de non-divulgation) et donc mentir pendant plusieurs années, en n'ayant de toute façon pas entendu le résultat final et en ne sachant jamais non plus si l'album sortira un jour, car soumis à la décision finale de Bowie.
Et contre toute attente, ça marche : personne ne fait fuiter l'information avant le 8 janvier 2013. Deux mois plus tard, "The Next Day" finit donc pas sortir et se retrouve propulsé au sommet des charts un peu partout dans le monde, ce qui n'était pas arrivé à Bowie depuis belle lurette. Et ce n'est finalement que justice, puisqu'il s'agit de son meilleur album depuis "Scary Monsters" en 1980. Enregistré sous la houlette de Visconti, qui a produit la plupart de ses meilleurs albums, "The Next Day" semble d'ailleurs dialoguer avec toutes les périodes les plus inspirées de Bowie.
La référence la plus évidente est bien sûr celle de la fameuse trilogie berlinoise. La pochette de "The Next Day" signée Jonathan Barnbrook reprend celle très culte qui habillait "Heroes" en 1977, en barrant le titre de l'album de l'époque et en collant un énorme carré blanc sur la tête de Bowie. Ça ressemble à une blague – c'est d'ailleurs ce qu'a d'abord cru Visconti – mais il s'agit en définitive d'une brillante façon d'illustrer un album obsédé par le passé et en même temps résolument tourné vers un avenir violent et incertain.
Le premier single avait d'ailleurs donné le ton, puisque Bowie y évoquait avec une voix fragile de vieil homme ses années berlinoises avec une bonne dose de mélancolie, alors que se retourner sur le passé n'a jamais été sa tasse de thé. Mais il s'agissait en fait d'une fausse piste, puisque "The Next Day" n'a rien d'un album de rock à papa neurasthénique. Au contraire, on y entend Bowie renouer avec l'énergie glam de sa jeunesse sur plusieurs titres (Valentine's Day, How Does the Grass Grow?), quand d'autres évoquent ses collaborations berlinoises avec Iggy Pop (Dirty Boys, Dancing Out In Space…).
Pas monolithique pour un sou, "The Next Day" part dans beaucoup de directions différentes, comme un rollercoaster lancé à toute allure dans un labyrinthe d'emprunts et de références à "Ziggy Stardust", "Lodger" ou aux folles expérimentations de "Low" et "Outside" dans une moindre mesure. Mais la plus grosse influence de l'album reste sans aucun doute le son de guitare modèle de "Scary Monsters", un disque bulldozer à la fois exigeant et tubesque justement produit par Tony Visconti.
Sur "The Next Day", ce dernier polit au mieux les compositions déjà solides de Bowie avec notamment de magnifiques arrangements de cordes sur plusieurs morceaux comme The Stars (Are Out Tonight), sa grande spécialité depuis son autre collaboration mémorable avec l'autre icone du glam, le regretté Marc Bolan de T. Rex. Et si Bowie n'a plus tout à la fait la voix qui était la sienne quarante ans plus tôt, il est encore capable de prouesses dignes de son idoles Scott Walker (l'incroyable Heat qui clôt l'album dans une ambiance glaçante).
Mais si "The Next Day" est un peu hors du temps musicalement, ses textes sont définitivement ancrés dans l'époque où ils ont été écrits. Très sombres, les paroles de beaucoup de morceaux semblent obsédées par la mort et la violence sous toutes ses formes, sachant que l'on peut voir rétrospectivement les thèmes de l'album comme la première confrontation artistique de Bowie avec sa propre mortalité avant "Blackstar".
Et puisque l'on parle d'âge, le plus grand mérite de "The Next Day" reste sans doute d'avoir montré qu'une vieille gloire pouvait encore expérimenter et offrir au monde un album digne de sa période dorée à un âge avancé, plutôt que de se reposer sur ses lauriers en sortant des disques au mieux quelconques, tout en assurant des tournées rentables à base de vieux tubes uniquement (suivez notre regard).
David Bowie n'a donné aucun concert pour "The Next Day", mais il a clairement élevé nos attentes vis-à-vis des vétérans du rock. Et en plus d'avoir popularisé le concept d'album surprise dont abusent aujourd'hui les stars comme Beyoncé et Taylor Swift, il a réalisé un comeback artistique qui sera très difficile à surpasser "the next day, and the next and another day".