2021 M01 6
Au sein d’un monde abandonné à la consommation compulsive et au marketing à outrance, peut-on réellement s’étonner de voir des artistes publier des rééditions de leurs albums de façon presque systématique, quelques semaines à peine après leur sortie ? La réponse, vous l’avez forcément. Non, il n’y a rien de surprenant à voir Ninho, Dinos, Le Motif, Hatik, Lomepal ou encore, sur un autre registre Nekfeu, tenter de prolonger le succès de leurs longs-formats selon des formules propres à chacun : quand certains se contentent de proposer deux ou trois inédits, d'autres publient les chutes de studio ou revisitent carrément leurs morceaux aux côtés d'autres artistes.
Ce qui intrigue, c’est surtout pourquoi ces rappeurs ont recours à cette pratique, parfois tellement forcée qu’elle vient trahir le propos de leur œuvre originelle. Pour Romain Manirampa, coordinateur artistique et marketing indépendant, il y aurait plusieurs explications :
« Premièrement, il y a un intérêt strictement contractuel, qui incite les labels et les artistes à pouvoir rajouter des titres afin d’exploiter sur la longueur une référence et d’en favoriser le développement. Deuxièmement, l’idée est de générer du trafic et de la visibilité autour de cette référence. Enfin, une réédition est également l’occasion de créer des évènements marketings et communicationnels, ceci dans l’idée de relancer l’intérêt autour d’un projet. Si l’album fonctionne déjà, c’est la possibilité de prolonger ce succès. Dans le cas contraire, c’est une façon de le booster, un peu comme si on ajoutait un réacteur à une fusée qui galère à décoller. »
Historiquement, il semble toutefois possible d’ajouter une quatrième explication. « 113 dans l'urgence », version remaniée de « 113 fout la merde » sorti en 2003, est en cela un cas d'école : « Là où une réédition est l'occasion d’ajouter des tracks, celle-ci a été l’occasion de totalement revoir la morphologie de l’album, avec même un nouveau titre, explique le directeur artistique du projet, Manu Key, dans son autobiographie Les liens sacrés. La réédition “113 dans l’urgence” est sortie l’année suivante et contenait des morceaux À l’échelle du monde, Banlieue en feat. avec Booba, Clando avec Cheb Mami, Voix du Mali, 10 minutes chrono et surtout le célèbre hit Au summum avec Habbybah. Le son passait en boucle à la radio et le clip à la télé. Il a véritablement donné une seconde vie à l’album. »
Autre exemple : « Le calibre qu'il te faut » de Stomy Bugsy qui, deux ans après sa sortie, se dévoile dans une nouvelle version en 1998 (« Quelques balles de plus pour... le calibre qu'il te faut ») et conquiert le grand public avec Mon papa à moi est un gangster (remix), ouvrant ainsi les portes des plateaux télé à l'ex-membre du Ministère A.M.E.R.
Cette méthode peut vaguement être rapprochée de celle adoptée par Nekfeu en 2019 avec la version « Expansion » des « Étoiles vagabondes » qui est venue, si ce n’est chambouler, du moins compléter le tracklisting initial. « À ce moment-là, tu te rends compte que c’est juste un grand projet finement pensé par Nekfeu et son équipe », précise Romain Manirampa.
Si Geeeko, de son côté, préfère parler de son nouveau projet comme de la deuxième partie d’une trilogie, c’est bien en tant que réédition que « Irréel » est présenté au grand public. Une façon de continuer à exister, de revenir avec quelques featurings (Frenetik, Chanceko, Squidji et YG Pablo), mais aussi de générer des streams.
« On ne va pas se mentir, pose-t-il d’emblée, une réédition n’a souvent que peu d’intérêt artistiquement. C’est surtout une façon de faire parler d’un projet autrement, d’augmenter sa visibilité sur les plateformes de streaming et d’aller chercher un disque d’or. Ce qui ne veut pas dire que l’on se moque du public : après tout, “Irréel” est pour moi l’occasion de m’ouvrir à des sonorités pop, de dévoiler une autre facette de mon écriture. Ça participe à mon évolution. »
Le propos de Geeeko fait écho à celui de Romain Manirampa, visiblement à l’aise avec les comparaisons. « Une fois qu’un artiste a su définir son image ou son concept, la réédition consiste simplement à exploiter cet univers. C’est un arc narratif que l’on décline, un peu comme les Pokémon bleu, rouge et argent. » C’est aussi, personne ne s’en cache réellement, une manière de ne rien gaspiller et de rentabiliser le travail réalisé en studio.
Ainsi, plutôt que de jeter les dizaines de morceaux enregistrés pendant les sessions, nombreux sont les artistes à les exploiter, quitte à les présenter comme des « inachevés » - c’est notamment la tactique adoptée par Dinos, quelques semaines après la sortie de « Taciturne », allant jusqu’à raconter l’histoire derrière chacune de ces démos sur Twitter. Au plus grand bonheur des fans, qu’il convient de ne pas oublier. Romain Manirampa : « Beaucoup prennent ce genre de procédé pour du forcing, mais je trouve ça au contraire très intéressant. Et il faut bien se rendre compte que le public de Dinos doit être hyper content de pouvoir plonger encore davantage dans son univers. »
Reste qu’au-delà de ces stratégies marketing, certains artistes prennent plaisir à se jouer du format. C’était le cas en 2017 avec Niro qui, sans doute conscient qu’un album voit traditionnellement ses ventes commencer à stagner deux semaines après sa sortie, publiait « OX7 » le 7 juillet et « M8RE » quinze jours plus tard, avec une double pochette qui s’assemblait et d’évidentes correspondances entre les deux projets.
C’était le cas également d’Orelsan, dont l’ « Épilogue » venait parfaitement boucler le concept de « La fête est finie ». Enfin, c'est le cas de RK, dont la réédition de « Neverland », accompagnée de trois inédits, a été publiée quelques semaines après la diffusion d’un documentaire biographique sur France TV Slash. « Si tu as un grand nombre de fans et que tu leur envoies régulièrement du contenu, conclut Romain Manirampa, la réédition va faire en sorte de prolonger ton succès. C’est la même tactique que celle adoptée par les youtubeurs ou les influenceurs. »
Clin d’œil du destin : Mister V s'apprête justement à sortir la réédition de son premier album (« MVP »). La boucle est bouclée.