Et les 10 albums qui ont secoué 2022 sont...

Encore une année à tenter de suivre le rythme infernal des sorties. Encore une année à être autant surpris par des poids lourds de la pop music que par des têtes chercheuses qui, depuis leur base de retranchement, tentent de définir de nouvelles pistes pour l'avenir. Traduction : 2022 a été une année relativement riche en propositions. Jack a sélectionné parmi les 10 plus mémorables.
  • Rosalía - « Motomami »

    C’est dommage que l'on ne puisse pas voir le visage de Rosalía sous le casque porté sur la pochette de son troisième album : si c'était le cas, on verrait probablement se dessiner l'expression sereine d'une artiste à qui tout réussi. Surtout ce mélange totalement fou et maîtrisé de tradition et de modernité, d’efficacité pop et d’exigence expérimentale. Tant pis, au fond, si les Grammy Awards ont préféré la snober : de Björk à Juliette Armanet, d’Angèle à Arca, il faut croire que « Motomami » a déjà marqué son temps, bien au-delà des institutions.

    Wu-Lu - « Loggerhead » 

    En 2022, il existe encore des artistes clairvoyants qui savent explorer le cœur des choses en laissant de côté les idées reçues, les statistiques et les grands concepts élaborés en maison de disques. Les artistes de cette trempe sont moins esclaves de leur époque, ils ont la faculté d’ouvrir les oreilles de leur prochain, de leur faire entendre ce qui leur est caché, de leur faire envisager la musique d’une manière nouvelle.

    « Loggerhead » de Wu-Lu, enregistré en Norvège dans les studios d’un ancien patron de pub de Brixton, c’est exactement ça : le disque d’un Anglais qui, entre le rock et le rap, a trouvé un espace suffisamment fertile pour développer ses atmosphères poisseuses, plombées par le spleen et un regard résigné sur l’évolution de sa ville. « I used to live in South London/There’s not mucj of it left », éructe-t-il sur South.

    Fontaines D.C. - « Skinty Fia »

    Longtemps, le punk-rock de Fontaines D.C. a été celui d'un groupe composant la bande-son de ces idées un peu folles que l'on lance dans un bar, autour d'une bière, et que l'on oublie dès le lendemain, une fois la gueule de bois digérée. Si le troisième album des gaillards se veut plus sophistiqué, il n'en garde pas moins cette authenticité irlandaise. Mieux, il continue de s’appuyer, avec peut-être plus de maîtrise encore, sur ces refrains à reprendre en chœur (Jackie Down The Line), ce romantisme torturé (I Love You) et ce sens de la mélodie insolente.

    Prince Waly - « Moussa »

    Assez street pour ne pas se renier, assez distingué pour séduire au-delà de son cercle d’initiés : « Moussa » est l’album que l’on espérait entendre depuis plusieurs années. Un disque technique et sensé dans le même souffle, qui explore des questions intimes (l'amour, la maladie), ose les grands écarts (Arthur Teboul de Feu! Chatterton et Freeze Corleone font partie des invités) et confirme le talent de storyteller d'un Prince Waly capable d'envolées d'ores et déjà mythiques : « J'ai connu les HLM et la précarité / Nos cicatrices sont dissimulées sous le beurre de karité ».

    Kendrick Lamar - « Mr. Morale & The Big Steppers »

    À l'évidence, le Californien ne manque pas d'histoire à raconter, comme celle sur We Cry Together (le récit d'un règlement de comptes théâtralisé entre deux amoureux) ou My Aunties, un titre où il aborde sa relation intime à la transidentité. À l'évidence, Kendrick Lamar a ressenti sur ce cinquième album aux allures de grande fresque romanesque et réflexive le désir de raconter les sentiments qui bouillonnent sous la surface des conventions sociales. À l'évidence enfin, le rappeur, dans un élan proustien, est en attente : entre un passé à accepter et un futur à imaginer, sa collaboration avec son écurie de toujours (Top Dawg Entertainment) s'arrêtant là.

    Steve Lacy - « Gemini Rights »

    Sorti en plein été, « Gemini Rights » aurait pu passer à la trappe, voire même être masqué par la sortie du dernier album de Beyoncé deux semaines plus tard. C'était sans compter sur TikTok qui a fait de Bad Habit un des morceaux phares de 2022. C'était sans compter également la beauté de cette soul raffinée, luxuriante par instants, mais toujours très expressive. Après ça, que l'on ne vienne plus dire que Prince ou Stevie Wonder sont des légendes inégalables.

    Working Men’s Club - « Fear Fear » 

    De l’Upper Calder Valley, Sydney Minsky-Sargeant est capable, avec une musique réputée tendue et nerveuse, d’imposer à l’esprit de jolis souvenirs (Circumference fait penser à du New Order, Fear Fear à du John Maus). Sur « Fear Fear », il est aussi capable d’oser un audacieux choc frontal avec les plages synthétiques de Kraftwerk ou Cabaret Voltaire : une ouverture d’esprit qui aurait pu rester lettre morte si elle ne provenait pas comme ici du cerveau d’un jeune homme, moins nostalgique de l’Haçienda qu’impressionnant architecte du son.

    Charlotte Adigéry & Bolis Pupul - « Topical Dancer »

    Depuis Gand, où Soulwax a mis au point un son rapidement identifiable, ce duo a tout pour donner des sueurs froides à Éric Zemmour : l’une est d'ascendance martiniquaise et guadeloupéenne, l'autre est d'origine chinoise et belge. Ensemble, Charlotte Adigéry et Bolis Pupul prolongent ce métissage le temps d'un album trilingue (créole, français, anglais), dansant et pourtant réflexif, électronique et pourtant pop, intime et pourtant profondément connecté aux enjeux sociaux (racisme, harcèlement, addiction aux réseaux).

    Alors, certes, « Topical Dancer » n’est pas promis aux certifications et aux tournées des Zéniths, mais bon, quel plaisir d’entendre une telle proposition qui ose les clins d’œil à Neneh Cherry ou aux Talking Heads, mais ne ressemble surtout à rien de connu.

    Jazzy Bazz - « Memoria »

    L'avantage des bilans de fin d'année, c'est de pouvoir distinguer les disques que l'on a aimé mais que l'on ne réécoute pas de ceux sur lesquels l'on revient régulièrement. De « M.A.N. » de Josman à « Doudoune en été » de JeanJass, en passant par « Hiver à Paris » de Dinos, le choix était rude. Reste que « Memoria » est peut-être celui qui témoigne le plus d'une réelle évolution.

    En 17 morceaux, Jazzy Bazz prouve ici qu'à la manière des héros dans les jeux vidéo, il a su passer d'un niveau, alternant les récits habilement mis en scène et les égotrips, les collaborations réussies (Josman, Nekfeu, Alpha Wann) et les confessions intimes, les multisyllabiques et les phrases plus simples, plus directes. Comme quoi, de Deen Burbigo à Alpha Wann, c'est toute une école qui est arrivée à maturité.

    Little Simz - « No Thank You »

    Trop pressés, peut-être pris de vitesse par les tops de fin d'année, la quasi-totalité des médias internationaux ne compte pas « No Thank You » de Little Simz dans son bilan annuel. C'est une erreur. Pire, une connerie. Un an après « Sometimes I Might Be Introvert », récompensé par un Mercury Prize, la rappeuse anglaise signe un album d'une profonde intelligence : celle qui incite les artistes à ne jamais faire dans l'immobilisme, à ne pas s'enfermer dans le confort des habitudes.

    Aux belles orchestrations, soignées et gracieuses, Little Simz privilégie ici l'intime, le minimalisme, en quête de soustraction. Mais pas d'émotions : « No Thank You » est un cri de rage contre l'industrie, un album qui ose la tendresse et la vulnérabilité, une œuvre qui se rapproche plus volontiers d'A Tribe Called Quest que de la scène drill, et qui ne demande qu'à sortir du brouhaha de l’actualité pour intégrer notre panthéon personnel.

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