2022 M03 23
Rosalía, ce ne pourrait être qu’une histoire de chiffres : 18 millions d’abonnés sur Insta, 207 millions de streams pour « Malamente », 1,9 milliards de vues pour « Con Altura » et des dizaines de milliers de cœurs qui battent à chacune de ses collaborations (J Balvin, Travis Scott, Billie Eilish, Bad Bunny). Avec « MOTOMAMI », on comprend surtout qu'il faut brûler toutes ces statistiques pour se concentrer sur sa voix, au pouvoir unificateur. C'est elle qui assure la cohérence quand tout ailleurs est un grand écart entre beats électroniques, énergie hip-hop, bachata et mélodies pop.
C'est ce chant qui, depuis les débuts de Rosalía, fait la courte échelle aux musiques du futur pour leur faire tutoyer le sommet des charts. C'était le cas sur « El Mal Querer », sorti en 2018. C'est toujours aussi vrai sur ce troisième album étonnamment homogène malgré les origines pour le moins diverses des producteurs à l'œuvre : The Neptunes, Michael Uzowuru (Beyoncé, FKA Twigs, Frank Ocean), Noah Goldstein (Arcade Fire, Kanye West), El Guincho et Caroline Shaw.
Une telle maitrise, une telle force n'est pas apparue soudainement. On dit qu'il faut dix ans de travail pour réussir du jour au lendemain : c'est exactement ce qu'il s'est produit pour Rosalía, obsédée par la musique, la fame et les concours depuis l'adolescence. À 15 ans, elle postule ainsi au show télévisé Tú sí que vales : en vain. Dans la foulée, la Catalane, née en 1992, apprend le piano, prend des cours de flamenco et écume les bars de Barcelone en quête de performances, d'émotions et, indirectement, de contacts avec l'industrie. Intervient alors la rencontre avec Raül Refree, guitariste et producteur qui lui permet d'enregistrer son premier album (« Los Angeles »), dédié à la mort, salué par le public hispanophone et marqué par une reprise de Bonnie “Prince” Billy (I See Darkness).
Pour la reconnaissance internationale, il faut toutefois attendre l'année suivante : en 2018, Rosalía tient sa formule avec « El Mal Querer », un deuxième disque bardé de récompense (un Grammy Award, huit Latin Grammy Awards, trois MTV Video Music Awards…), qui lui vaut malgré tout quelques critiques. Notamment en Espagne où les amoureux du flamenco l'accusent d'appropriation culturelle. Qu’importe : l’auteure de Malamente n’est pas du genre à se soucier des chapelles ou des querelles des puristes attachés à leur pré-carrés. Pour Rosalía, les traditions forment un immense jeu, ludique, lui permettant de formuler une autre musique, tournée vers l'avenir. Et c'est tant mieux : on assiste alors en direct à l’éclosion d’un genre neuf, apte à fausser tout test d’ADN.
L'industrie parle volontiers d'un mélange exaltant de musiques latinos et de sonorités urbaines : on dira plus simplement que les racines sont incertaines, métissées, et que cela semble rendre les fleurs à la surface nettement plus piquantes.
Depuis « El Mal Querer », Rosalía a donc clairement changé de dimension. Sûre de ses forces, on la sent prête à tout tenter, quitte à s’aventurer vers des sonorités éclatées, clairement audacieuces sous leurs faux-airs séducteurs. En seize morceaux, étirés sur quarante-deux minutes, Rosalía poursuit ici la même quête d’ailleurs, de fusion, et opère via une musique toujours plus labyrinthique, ici scindée en deux parties bien distinctes : « MOTO », plus féroce, plus nerveuse ; « MAMI », davantage tourné vers la douceur, sans doute plus redevable encore à cette voix capable de charrier tant d'histoires. Rosalía parle de sexe (Hentai, nommé ainsi en référence aux anime pornographiques japonais), de Dieu, d'amours perdus, de trahison et de féminité.
À se fier au clip de Saoko, cela ne fait aucun doute. Au menu : un gang de bikeuses, des rodéos en moto, une mélodie aussi tapageuse qu’entêtante, une vision musicale qui brouille les frontières entre les genres, et un charisme à envoyer bouler le patriarcat.
Sur Saoko, Rosalía sample un tube de reggaeton (Saoco de Daddy Yankee et Wisin), peut-être dans l'idée de poser une question et de comprendre pourquoi la Catalane parvient à jouir d'une reconnaissance mondiale quand ses prédécesseurs portoricains ou caribéens n'y sont pas parvenus. Toujours est-il que c'est là loin d'être la seule trouvaille de « MOTOMAMI ». Pensons à cet échantillon d'Archangel de Burial sur Candy. Pensons aux bangers Bizcochito et Chicken Teriyaki, trompeusement minimalistes et sous influence M.I.A. Pensons à ce croisement opéré sur Delirio de Grandeza, entre la salsa de Justo Betancourt et un sample de Soulja Boy (Delirious, sorti en 2009). Pensons à ces nombreux clins d’œil adressés à ses multiples influences, que Rosalía refuse d’empiler comme des trophées promis à la poussière.
Disons plutôt qu’elle en nourrit sa musique, foncièrement cascadeuse (le casque de moto sur la pochette n’est sans doute pas anodin) et désormais à ranger aux côtés de celles de The Weeknd, Frank Ocean, Beyoncé ou Tyler, The Creator : autant d'artistes capables d'être singuliers et avant-coureurs au sein d’une pop music aussi vaste qu’uniformisée. L'inconvéniant, c'est que Rosalía est à présent condamnée à édicter à chaque album une nouvelle donne, des pistes pour les années à venir, une matrice via laquelle les autres artistes mesureront l’étendue de leur retard. La bonne nouvelle, c'est que la jeune trentenaire semble avancer sans pression : « Il n'y a de risque que s'il y a quelque chose à perdre ».