Que penser du "Call Me If You Get Lost" de Tyler, The Creator ?

Depuis toujours, Tyler, The Creator est un ami à qui l’on ne veut que du bien. On a désormais la confirmation que cette envie est réciproque avec ce sixième album solo rappelant une vérité imparable : rares sont les artistes à fréquenter de tels sommets.
  • Trop fort, trop jeune, trop précoce. Tel un héros de la mythologie, Tyler, The Creator aurait pu payer le prix fort d'être un artiste adulé, chouchouté et porté aux nues trop tôt. À la place, l’ex-ado survolté au sein d’Odd Future a pris le temps d’offrir de la consistance et de la profondeur à son personnage. À chaque album, une nouvelle étape : après les beats macabres de « Bastard », la fougue soulful de « Cherry Bomb », les arrangements luxuriants de « Scum Fuck Flower Boy » ou encore les inclinaisons pop et outkastiennes d'« IGOR », salué de toute part, il semblerait que Tyler ait choisi de se réinventer en âme bienfaitrice.

    « Appelle-moi si tu te perds » : il est ce guide à la voix réconfortante, dont les titres contiennent suffisamment de puissance, de liberté et d'airs optimistes pour aider n'importe quel auditeur à mettre un voile sur les angoisses de ces derniers mois. Pour cela, il demande parfois simplement à connaître notre prénom (WUSYANAME), comme dans n’importe quelle réunion d’entraide ; d’autres fois, souvent via de brefs monologues placés ça et là, ce sont de véritables invitations qu’il lance : « Viens te perdre avec moi, mec, viens voir le monde/Quand tu sortiras, appelle-moi, je serai là ».

    Tyler, The Creator a beau avoir opté sur ces dernières apparitions (aux côtés de Freddie Gibbs, Westside Gunn ou Lil Yachty) pour un flow nerveux, « Call Me If You Get Lost » ne trompe personne : c’est le disque d’un artiste pour qui tout va bien. « Le seul problème, c’est que mes putains de cheveux ne poussent pas », s’amuse-t-il. Sûr de ses forces, le Californien profite donc de ses 16 morceaux pour assumer pleinement qui il est : un artiste aussi à l’aise dans le rap lugubre à l’interprétation appuyée que dans des expérimentations mélodiques, qu'il dévoile sans temps morts, comme si ce sixième album ne pouvait s'écouter autrement que d'une traite.

    Il y a des déluges de cuivres, des séquences psychédéliques, des rythmiques reggae, des orchestrations R&B, des ambiances jazzy, une voix nettement plus mise en avant que sur « IGOR » et tout un tas d’idées de production aptes à faire passer Wilshire et Sweet/I Thought You Wanted To Dance, deux longues complaintes étalées sur huit et neuf minutes, pour des titres bien trop en avance sur leur temps.

    À l'inverse d'un certain nombre d'œuvres hip-hop publiés ces derniers temps, intimidants par leur densité et leur casting parfois fourre-tout, les 52 minutes de « Call Me If You Get Lost » font le même effet qu'un énorme paquet de friandises : c'est une explosion de saveurs, parfois très brèves (la plupart des titres ne dépassent pas les 2min30), mais toujours extrêment excitantes.

    Indéniablement, Tyler, qui a tout piloté sur le disque, de l’écriture aux arrangements, a une vision artistique, ainsi qu’une certaine faculté à réussir quelques exploits : amener une légende de l’underground telle que DJ Drama sur un album voué à toucher le grand public, ramener Lil Wayne sur une prod soul-jazz, reléguer Frank Ocean au rôle de faire-valoir sur LEMONHEAD et inviter Pharrell à rapper à nouveau sur un beat intense, lourd, un an après sa performance sur l’album de Run The Jewels.

    Sous son air d’éternel adolescent, préservé comme ce précieux t-shirt de Nirvana que l’on garde au fond du placard, Tyler, The Creator a bel et bien muri. Son propos est désormais plus clair, sa musicalité toujours plus affirmée et ses références toujours plus assumées - cf, la pochette, sorte d’hommage au « Return to the 36 Chambers » d’Ol’ Dirty Bastard.

    Il y a malgré tout quelque chose d’extrêmement plaisant à le voir grandir tout en continuant de se méfier des dangers de l’âge adulte : la lassitude, le confort et les mélodies pantouflardes. C'est qu'ils sont rares les artistes à envisager la musique avec cette insouciance et cette quête d'inédits qui rend chaque idée immédiatement séduisante. Avec, toujours, cette volonté de donner vie à des morceaux qui prennent de l'ampleur au fur et à mesure des écoutes et qui, c'est là toute l'intelligence de MASSA, RUNITUP ou LUMBERJACK, refusent d'évoluer strictement à l'intérieur des frontières hip-hop, ou même dans celles d'un hip-hop dit « alternatif » : « Call Me If You Get Lost » est un album perpétuellement ailleurs, et il y a quelque chose de fascinant à se perdre dans ces mélodies qui prennent presque systématiquement une tournure que l’on ne voit pas arriver.