2022 M06 21
À la base, tu étais censé publier un EP, comme Caballero avec « OSITO ». Qu’est-ce qui a fait que ce nouveau projet est devenu un album ?
Après la sortie du double album « Hat Trick/OSO », j’ai continué d’aller régulièrement en studio. Je n’avais pas forcément de ligne directrice, j’avais simplement envie de pratiquer. Dans un premier temps, je pensais effectivement sortir un EP, ce qui aurait dû être le cas contractuellement parlant. J’avais quatre ou cinq morceaux que j’appréciais, mais je me suis dit que je pouvais aller encore plus loin. Dès lors, j’ai continué à composer, jusqu’au moment où j’ai eu des problèmes de riche : j’avais trop de morceaux qui me plaisaient. Étant donné que tout avait été fait de manière spontanée, j’ai demandé des conseils à mes proches, Jules Fradet, Caba, Dee Eye et Lomepal. C’est vraiment lui qui m’a fait réaliser que je tenais un album et que je pouvais conserver tous ces titres sur le projet.
D’où vient ce besoin de solitude dans la création ? Sur l’album, tu as même ces mots : « J’suis un ermite/j’m’en cache même plus » ?
Je ne dis pas que c’est la seule façon de créer : je fais partie d’un duo, j’ai fait beaucoup de featurings, et c’est vrai que j’adore le travail collectif. Reste que je pense être meilleur dans la solitude lorsqu’il s’agit de proposer des choses en solo. Il y a aussi ces résidences où l'on part pendant une semaine avec un ou deux compositeurs dans une maison avec une piscine où on ne va même pas une seule fois : on reste en claquettes pendant sept jours, on prend une douche quand on y pense et on bosse. Le mot « ermite » correspond bien à ce style de vie. Mais je n’invente rien en procédant ainsi : beaucoup d'artistes ont besoin de se mettre en retrait, c’est inspirant. Diam’s avait même nommé un de ses disques « Dans ma bulle »...
Au sein de l’album, tu fais quelques allusions à une forme de mélancolie. Ce côté ermite te permet-il de traduire ce spleen musicalement ?
Les morceaux les plus intimes sont enregistrés en solitaire, c’est trop difficile de faire face à des proches à ce moment-là. D’autant que je suis plutôt quelqu’un de timide et que la solitude a toujours été essentielle pendant l’écriture. C’est peut-être bête, mais il y a la peur de croiser le regard de quelqu’un, de balancer un détail trop intime. C’est pour ça que je mets parfois du temps à faire écouter certains de mes morceaux, comme Berkane, sur « Hat Trick », où je parle de mon père. Je ne voulais pas qu’il entende ce titre avant la sortie de l’album, j’avais en quelque sorte besoin de digérer tous ces propos.
Des morceaux de ce genre, aussi difficile à faire écouter, il y en a eu sur « Doudoune en été » ?
Ce qui est sûr, c’est que Inconvénients a été l'un des rares titres que j’ai pu faire écouter de suite : il me paraissait évident, maîtrisé. Pour le reste, il y avait à chaque fois un minimum de prise de risque pour que ce soit difficile à faire écouter, sans mixage ni arrangements. Ce qui est marrant, c’est que je n’ai pas cette pudeur sur le plan musical : je n’ai aucune difficulté à faire écouter une instru à peine ébauchée, contrairement aux textes, qui me rendent pudique et timide.
« En tant que beatmaker, je suis constamment à la recherche de la boucle parfaite, de ces cinq ou dix secondes que l’on va pouvoir "éterniser" tellement elles sont belles. »
Côté production, il y a quelques passages à la guitare, notamment sur Grammy, Dans le mur et S&L…
C’est totalement involontaire : j’avais également quelques morceaux au piano, que j’ai finalement écarté. Ce n’est donc pas dans l’idée de faire un album « plus rock », comme pourraient le dire les gens du rap. J’ai simplement suivi mon intuition, en me basant essentiellement sur le sampling. Il y a bien Jules Fradet qui joue un peu de guitare sur le disque, mais toutes les autres parties ont été samplées. Avec, à chaque fois, l’envie de donner une texture différente.
Les solos de guitare, c’est quelque chose qui te touche en tant qu’auditeur ?
De ouf ! En tant que beatmaker, je suis constamment à la recherche de la boucle parfaite, de ces cinq ou dix secondes que l’on va pouvoir "éterniser" tellement elles sont belles. Le riff, c’est le même concept : il faut trouver le plus efficace, celui que l’on peut répéter à l’infini. Pour Grammy, par exemple, je trouvais le riff tellement magnifique que je n’avais même pas envie de rajouter une batterie. Il se suffisait à lui-même.
Quand tu penses à des riffs de guitare, tu penses à quels morceaux ?
Il y a évidemment Sultans Of Swing de Dire Straits, avec un petit solo assez fou à la fin. Il y a aussi plein de trucs à piocher chez les Stones ou d’autres groupes mythiques, mais je suis avant tout un gamin de la génération Nirvana ou Limp Bizkit. J’avais le bon âge quand ces derniers ont tout explosé, ça correspondait bien à mon délire. D’autant qu’ils ont pas mal flirté avec le hip-hop à un moment.
Pour en revenir à l’album, « Doudoune en été » est finalement très court : trente minutes et dix titres qui dépassent rarement les trois minutes. C’est parce que tu avais la flemme de rajouter des troisièmes couplets ?
C’est surtout parce que je consomme de la musique de cette manière. Je n’apprécie pas uniquement des morceaux dans ce format, mais c’est vrai que j’aime bien les titres de deux minutes. En solo, je trouve que ça me correspond bien. Et puis, je pense que j’aurais envie de me pendre si je m’entendais sur trois couplets… Là, à l’inverse, ça me permet de rajouter une petite instru à la fin, de créer une atmosphère, etc. Ça correspond à ma musique, plutôt minimaliste. Sur « Doudoune en été », je suis vraiment allé à l’essentiel : il n’y a même plus de back, je pose simplement mon texte en ajoutant quelques pistes d’ambiance. L’idée, c’était d’enlever le maximum d’éléments.
Est-ce que ce minimalisme ne colle finalement pas avec le retour en force du boom-bap ces derniers temps ?
La musique, ce n’est finalement qu’un grand cercle : le boom-bap est déjà revenu il y a dix ans, il s’est fait dépasser par la trap, mais il revient de nouveau aujourd’hui. Enfin, c’est plutôt la forme rap qui est de retour : aujourd’hui, on peut lâcher de grosses rimes sur tous types de production. Peut-être parce que la trap est déjà ancienne, mais peut-être aussi parce que les gens ont envie d’entendre des rappeurs qui kickent. Avec Caba, on a toujours fait du boom-bap, même si on a tenté énormément de choses sur nos albums. Sur « Doudoune en été », c’est pareil : je tente. Gratuitement, par exemple, est le seul egotrip de l’album : j’aurais pu aller vers une esthétique boom-bap, mais je trouvais ça trop évident. J'ai voulu me surprendre.
Sur Truman Show, tu dis te sentir « comme Nas en 94 ». Pour un amoureux de la rime et du rap new-yorkais comme toi, « Illmatic incarne-t-il la quintessence du rap ?
C’est toujours difficile de choisir un seul album, mais « Illmatic » pourrait être l’élu. Il remplit tous les critères, que ce soit dans sa durée, son format, sa production ou son sens du storytelling. Il n’y a finalement que la pochette qui n’est pas ouf, mais même elle est devenue mythique. Le plus fou, c’est que Nas n’avait que 20 ans au moment de réaliser ce classique : c’est du génie pur !
Puisque tu parles de storytelling, il y a un morceau de ce genre sur « Doudoune en été » : S&L. Sans adopter le même ton, ce titre m’a fait penser à Ghetto Sitcom de Disiz…
Tu sais, « Poisson rouge » est sans doute le disque que j’ai le plus écouté quand j’étais jeune. Par conséquent, je pense que je partage avec Disiz une espèce de second degré, cette volonté de ne pas faire du storytelling premier degré comme les autres. Je ne pense pas avoir réécouté un titre comme Ghetto Sitcom récemment, mais c’est une super bonne référence. Bien vu !
« J’aime ce concept de raconter beaucoup avec peu. »
Sur Inconvénients, tu rappes : « Je parle en images, tu vois des mots ». Chez beaucoup, ce ne pourrait être qu’un égotrip. Or, chez toi, j’ai l’impression que ça définit parfaitement ton style où, en deux phrases, tu parviens à poser un décor.
J’adore le concept de la punchline et des rimes multi syllabiques, c’est mon école, mais je préfère une belle image à un beau mot. Booba est un des grands maîtres de cette écriture, de même que Nas ou Akhenaton. J’aime ce concept de raconter beaucoup avec peu, ce qui rejoint le côté minimaliste évoqué tout à l‘heure. Surtout, j’ai l’impression de mieux y arriver sur « Doudoune en été », mon style est sans doute plus accessible et lisible que sur mes projets précédents.
Tu penses que cette écriture imagée vient de ton amour pour le cinéma ?
C’est une certitude : sans aucune prétention, dans le sens où ce n’est pas un vrai diplôme, je pense pouvoir dire que je suis un bac+10 en termes de rap et de cinéma. Des gars comme Caba, Alpha Wann ou moi, on a réécouté, relu et revu des dizaines de fois tout ce que l’on aime. Fatalement, on ne fait que traduire tout ce savoir. Ce n’est pas forcément facile, il faut digérer tout ce que l’on sait, trouver des concepts simples, rendre son écriture lisible, mais c’est un travail très intéressant à faire.
Sais-tu que tu partages un point commun avec Francis Ford Coppola ?
Oh purée, je suis totalement à ton écoute là !
Dans tous ses films, Coppola dit placer des recettes de cuisine. Comme ça, même si le spectateur s’est ennuyé, il peut au moins sortir de son long-métrage en ayant appris quelque chose.
C’est vrai que je fais allusion à un plat sur presque chacun des titres de « Doudoune en été »… Que veux-tu ? Ça fait partie de ma vie, c’est un plaisir qui peut parler à tout le monde. En tou cas, chez moi, il est au-dessus de la musique, du sexe et même de la weed. Je préfère manger que fumer, c’est pour ça que j’en parle autant. C’est mon côté épicurien. Et puis, il faut le dire, j’ai même mon émission de cuisine à présent. C’est totalement fou.
Une fois de plus, ton album sort également en vinyle. À quel point ce format fait-il partie de ta culture ?
Pour tout dire, je n’écoute pas plus de vinyles que de CDs, mais je suis attaché à l’objet. À mes débuts, l’objectif n’était pas de voir mes albums dans les bacs, mais d’avoir mon vinyle. C’est totalement égocentrique, c’est une matérialisation de ma réussite, mais je trouve que c’est le plus bel objet. Et pourtant, je ne suis pas un grand collectionneur : je dois avoir une centaine de vinyles, là où mon manager, Max, en a des milliers… Alchemist, pareil : je ne pourrai même pas estimer ce que j’ai vu. Chez AKH, ça doit être encore pire : ça fait trente ans que ce mec diggue dans le monde entier, je n’ai même pas envie d’essayer de le rattraper. Ça me ruinerait.
Sur Grammy, tu dis : « J’suis Ali Booba, d’humeur changeante ». Entre les deux, quelle carrière te fait rêver ? Celle de B2O, pleine de réussite, ou celle d’Ali, plus souterraine ?
Je ne peux pas choisir entre les deux… Booba, je le trouve toujours très fort, mais je suis un peu fatigué du côté « hors musique ». Quant à Ali, je suis frustré : il a produit un tas de trucs super forts, mais j’aurais aimé le voir plus haut. Peut-être qu’il estime avoir réussi, ce n’est pas du tout ce que je juge, mais disons que je suis dans une frustration d’auditeur. J’ai beaucoup écouté « Chaos et harmonie », mais je n’ai pas eu ma dose ensuite. Quant à ma carrière, va savoir où elle me mènera. J’espère juste m’arrêter à temps, éviter de faire l’album de trop et devenir ridicule. Ça, c’est ce qui me fait très peur.