2022 M11 18
Nous tirions déjà la sonnette d’alarme quelques mois auparavant. En écrivant cet article qui démontrait par A plus B que le rap avait (presque définitivement) tué le troisième couplet de ses morceaux, nous mettions le doigt sur un phénomène beaucoup plus global. En décryptant cette tendance directement voulue par les artistes dans le but d’épouser la réalité économique actuelle, on se rapproche doucement mais surement du récent constat de Konbini : « en 2022, personne ne connaît le deuxième couplet ».
En publiant ce papier sur leur site, nos confrères affirmaient que les formats courts plébiscités par les réseaux sociaux avaient un impact direct sur le public et leur rapport d’écoute à la musique, ainsi que sur leur comportement en concert. Si ces applications détiennent cette capacité mirifique de faire gonfler l’audimat des artistes, elles les attirent aussi peut-être pour de mauvaises raisons, ou simplement pas pour les bonnes.
Prenons en premier exemple le cas de Steve Lacy. Avec « Gemini Rights » (2022), cet album dont la soul avait besoin, l’ancien guitariste de The Internet a franchi une nouvelle étape dans sa carrière lui permettant de faire salle comble à chaque concert. Ce changement de statut, il le doit d’abord et évidemment à lui-même, vu la qualité de son travail. Mais aussi, en partie, aux réseaux sociaux et principalement TikTok, plateforme sur laquelle sa chanson Bad Habit est devenue virale. Rapide vérification.
En tapant simplement le titre de ce morceau sur la barre de recherche de l’application, on dénombre presque 600 000 vidéos d’une vingtaine de secondes utilisant un extrait de cette chanson, dont certaines ont été visionnées des millions de fois. Un mal pour un bien nous direz-vous. Oui, mais…
Comme Konbini l’explique toujours dans le même article, si Lacy avait déjà un public solide, « il n’avait certainement pas vu venir une masse de fans attirée uniquement par… roulements de tambour… l’extrait de 20 secondes qui tourne sur TikTok ». Quel est donc le souci ? Et bien, lorsqu’une horde de fanatiques ne connaissant que 0,3% de l’œuvre total d’un artiste déboule en concert, fatalement, ça se voit.
@basicallyimonky wait until the end when nobody sang the next first in bad habit 😭 #stevelacy #steve #lacy #geminirights #badhabit #static #darkred ♬ original sound - Anna 🫶
Dans la vidéo ci-dessus captée pendant l’un de ses shows, Steve Lacy ne semble pas trop mal prendre la chose. Il se montre même un peu taquin, ce qui n’a pas toujours été le cas pendant sa tournée américaine, comme le rapporte Dazed & Confused. De son côté, notre deuxième exemple, le Londonien Central Cee, préfère jouer la carte de la sobriété face à ce phénomène qui le concerne aussi.
Avec son hit Doja sorti en juillet dernier, le rappeur a pété tous les scores, sur Spotify, YouTube et plus encore. Bien entendu, un « trend » exploitant une vingtaine de secondes de son morceau est apparue sur TikTok. À la façon du Bad Habit de Steve Lacy, les vidéos reprenant un extrait de sa chanson se sont multipliées sur la plateforme (quelque 522 000), tout comme le nombre de vues que ces dernières ont cumulées. Arrivé là, vous vous doutez de ce qu’il s’est passé en concert ? Exactement, à l’entame du premier couplet de Doja, le public est en liesse. En ce qui concerne la suite…
Sans rentrer dans les détails du troisième exemple donné par la chanteuse Mitski, elle aussi adulée par ce public ne connaissant que 20 secondes de sa discographie, penchons-nous plutôt sur les conséquences que cette pratique pourrait avoir à la longue. Pour nous guider dans cette réflexion, dirigeons-nous cette fois vers Elena Scappaticci de Usbek & Rica, le média qui explore le futur. Dans un récent article qui reprenait également les exemples développés ici, la journaliste a imaginé un cas de figure où « les concerts ne seraient plus que la succession ininterrompue d’artistes braillant les 20 secondes de musique ayant fait leur notoriété sur TikTok ».
Après avoir fixé les bases de son raisonnement, Elena Scappaticci ne s’est pas faite prier pour poser une question qui, selon elle, pourrait potentiellement devenir centrale d’ici une décennie :
« Si ce scénario n’est encore qu’une dystopie, on ne peut nier que la fréquentation assidue des réseaux sociaux — TikTok en tête — remodèle en profondeur notre rapport à la musique — ou plutôt, à notre écoute de la musique. Écouter une chanson de cinq minutes aura-t-il encore un sens dans dix ans ? Et, si la réponse est négative, les artistes n’ont-ils pas intérêt, dans une logique de pure rentabilité, à aligner le format de leurs créations sur le tempo épileptique imposé par TikTok ? »
@schvcter i will never shut up about this. #mitski #firstlovelatespring #mitskiconcert #ibrox #loveontour #fyp ♬ original sound - caz ⚢
Malgré tout, diaboliser les réseaux sociaux serait une chose bien mal avisée et surtout, sacrément incomplète. En parallèle, ils peuvent également avoir un impact positif sur les plus jeunes générations et leurs utilisateurs en général. C’est ce que rappelle Marguerite Giry, Music Supervisor chez My Melody, une agence spécialiste sur tous les aspects liés à la musique à l’image (films, séries, documentaires ou publicités) :
« Avec les séries, on observe le même phénomène que sur TikTok. Certaines chansons plus ou moins sorties de nulle part, après une synchronisation, peuvent cartonner de nouveau. On a récemment eu l’exemple dans Stranger Things du titre Running Up That Hill de Kate Bush, qui est revenu à la mode et qui a été connu par tous les TikTokeurs, alors qu’ils n’avaient jamais entendu ce son. Au final, c’est une science que les labels essayent de comprendre, mais qui n’obéit pas à beaucoup de règles. »
Si l'on devait donc répondre à la question de base, nous le ferions par l’affirmative, mais en nuançant un peu. Oui, les formats courts ont « des » influences sur la musique. D’abord, une plutôt négative puisqu’ils concentrent l'attention d'un certain public sur une infime partie de la discographie des artistes — ce qui n’est pas sans conséquence. Puis, une autre plutôt positive, car avec la puissance de ces applications, tout un panel de chansons, qu’elles aient marché ou non, peut être remis au goût du jour. Finalement, le plus important, c'est de vivre avec son temps et d’éviter de tomber dans cette facilité du « c’était mieux avant ».