Pour les musiciens, 1 million de vues sur TikTok rapporte... 8 dollars

En pleine expansion et extrêmement populaire chez les jeunes, le réseau social chinois agace de plus en plus l’industrie musicale et les artistes. En cause, un mode de rémunération de la musique qui fait de TikTok le mauvais élève de la classe sur ce sujet, face à une concurrence pourtant pas exemplaire non plus.
  • Cela n’aura échappé à personne, le logo de TikTok ressemble étrangement à une croche de solfège. Une façon de rappeler que la musique est indissociable du fonctionnement et du succès de cette application, où l’on synchronise de la musique sur des vidéos courtes. La preuve, selon les propres chiffres du réseau social, « 88% des utilisateurs de TikTok déclarent que le son est essentiel dans l’expérience TikTok », voire même qu’il est « presque impossible de séparer un TikTok de sa musique, sinon la vidéo n’a plus aucun sens. » On ne saurait mieux dire.

    Et pourtant, selon toutes les sources interrogées au sein de l’industrie musicale, le réseau social chinois exploite la musique des artistes en se gardant bien de les rémunérer convenablement.

    Selon un label indépendant cité par le média américain Billboard, un million de vues sur TikTok rapporte ainsi 8 dollars, contre 500 à 2000 dollars sur YouTube, généralement considéré comme le plus mauvais payeur des GAFAM. Pire encore, ce chiffre de 8 dollars se situerait dans la fourchette haute, et les revenus tirés de TikTok pourraient en réalité être 500 fois moins importants que sur les services de streaming classiques selon Billboard.

    Une statistique peu flatteuse qui s’explique par un mode de calcul très avantageux pour la plateforme chinoise. En effet, les artistes n’y sont pas rémunérés en fonction du nombre de vues, mais du nombre de vidéos qui utilisent leur musique. Avec ce fonctionnement, un morceau entendu des milliards de fois sur TikTok et employé dans 500 000 vidéos rapporte moins de 5000 dollars à son artiste (toujours selon Billboard).

    Les chiffres globaux de contribution de TikTok à l’économie de la musique sont peut-être encore plus ridicules. Selon un calcul réalisé par le très sérieux MBW, la plateforme aurait versé 179 millions de dollars aux ayants droit l’an dernier, contre 2,64 milliards pour le concurrent YouTube. Une différence d’autant plus irritante pour les acteurs de la musique que TikTok est très opaque sur son propre chiffre d’affaires, même si l’on sait qu’il se compte évidemment en milliards d’euros.

    Du côté de TikTok, on se défend en déclarant qu’il ne s’agit pas d’une plateforme de streaming comme Deezer mais d'un réseau social spécialisé dans la vidéo. Une affirmation vraie, en théorie, mais de plus en plus contestable si l’on prend en compte les pratiques des utilisateurs les plus jeunes, qui délaissent les playlists Spotify et utilisent TikTok pour écouter de la musique quotidiennement.

    Cela est d’autant plus évident quand on sait que, moins d’un an après être déjà passées de 60 secondes à 3 minutes, les vidéos peuvent désormais atteindre 10 minutes sur la plateforme : une longueur permettant d’utiliser facilement trois morceaux complets dans une même vidéo.

    Autre stratégie de défense de TikTok et de sa garde rapprochée : le réseau social chinois serait un formidable tremplin promotionnel vers des milliards d’écoutes sur les plateformes comme Spotify. Certes, TikTok constitue la première source de découvertes musicales pour les moins de 25 ans, au point que tous les labels doivent ironiquement y dépenser des dizaines de milliers d’euros en publicité pour faire la promotion de leurs artistes.

    Mais pour beaucoup d’experts de l’industrie musicale, une découverte sur TikTok ne se convertit pas forcément en un certain nombre d’écoutes sur Spotify. Pire, le réseau social cannibaliserait en réalité les plateformes de streaming.

    MBW prend ainsi l’exemple très médiatisé du Running Up That Hill de Kate Bush, repopularisé au printemps dernier grâce à Stranger Things (Netflix). Sur TikTok, le morceau a été utilisé dans plus de 2,4 millions de vidéos, et entendu plus de 5 milliards de fois... contre « seulement » 400 millions d’écoutes sur Spotify (l’étude MBW date de mi-juillet).

    TikTok devrait d’ailleurs assumer de plus en plus la réalité de cette concurrence, puisque le Wall Street Journal rapportait il y a un mois que la maison-mère ByteDance envisagerait de déployer dans le monde entier sa propre application de streaming de musique, nommée Resso et seulement disponible au Brésil, en Inde et en Indonésie pour le moment. Quelques mois plus tôt, le groupe avait déjà déposé la marque TikTok Music aux Etats-Unis…

    Plus inquiétant pour les labels, TikTok a lancé en mars dernier SoundOn, un service de distribution maison permettant aux artistes de déposer leurs morceaux et de conserver 100% des royalties pour les écoutes sur toutes les plateformes (services de streaming, TikTok et autres) pendant la première année (puis 90% par la suite), tout en promettant une visibilité accrue. Une tentative de court-circuitage de tous les intermédiaires qui a sans doute fait bondir les professionnels de l'industrie, et qui ne risque pas d’améliorer les relations déjà tendues entre ces acteurs.

    Il faut rappeler enfin que les accords entre sociétés d’auteurs, labels et TikTok sont récents. En 2020, les trois majors restantes (Universal, Sony, Warner) avaient menacé la plateforme de la poursuivre en justice pour non-respect du droit d’auteur, engendrant la signature d’un accord quelques mois plus tard. Et bien évidemment, les artistes signés sur de petits labels indépendants bénéficient de conditions de rémunération moins avantageuses sur TikTok comme ailleurs.

    Pour les majors, les labels indépendants et les sociétés d’auteurs comme la Sacem, il y a donc urgence à renégocier à la hausse les accords, car TikTok est déjà en position de force pour dicter ses conditions. En l’absence de deal, les artistes perdent toute source de rémunération, et n’ont plus qu’à dépenser des fortunes dans de coûteuses procédures judiciaires pour faire retirer les morceaux utilisés.

    Selon Lucien Grainge, le grand patron d’Universal, pour qui « les plateformes tech ont été construites sur le dos du dur labeur des artistes », l’industrie musicale est en train de répéter la même erreur qu’à l’époque de MTV, où les mêmes arguments que ceux de TikTok avaient été opposés aux artistes pour ne pas les rémunérer correctement.

    À son zénith, la chaîne était tellement puissante qu’elle avait pu dicter ses conditions sans sourciller. Avec plus d’un milliard d’utilisateurs actifs par mois sur TikTok, il est peut-être bien déjà trop tard.

    Crédit photo : Solen Feyissa

    A lire aussi