Que vaut "Skinty Fia", le troisième album de Fontaines D.C. ?

Désormais installés à Londres, les membres de Fontaines D.C. profitent de leur troisième album pour questionner leur identité irlandaise en dix morceaux toujours aussi lettrés et réflexifs. Sans oublier l’essentiel : faire de ce disque un condensé débraillé, rageur et intelligemment nerveux de leur savoir-faire mélodique.
  • Il faut avoir vu Grian Chatten sur scène, son t-shirt Scarface XXL, son baggy et ses chaussures de ville, pour comprendre que son groupe, Fontaines D.C., a le goût des contrastes. Il faut avoir assisté aux concerts des Irlandais pour saisir toute la morgue, l’arrogance et la sauvagerie presque frontale de ces chansons qui sentent le pub, la bière chaude et les bagarres sous la pluie. À voir Grian Chatten chanter une main dans le dos, la tête penchée sous son micro, on jurerait même que ce dernier partage des airs de famille avec Liam Gallagher. Avec un surplus d’énergie, certes, mais tout selon une attitude de gosse tout aussi mal élevé, animé par l’envie de chroniquer l’ennui, les frustrations et les interrogations d’une génération amochée.

    Sauf que Fontaines D.C. n’est ni un groupe de suiveurs, ni une formation de poseurs : ici, pas de caprices de divas ankylosées ou de bisbilles fraternelles, seule compte la musique, estampillée irlandaise jusque dans les veines, très souvent coriace et percutante, quoique capable de se montrer relativement douce et ronde à l’occasion. L’art du contraste, on vous dit.

    Après deux albums (« Dogrel » en 2019, « A Hero’s Death » en 2020), on pourrait se dire que tout va aller peut-être trop vite pour Fontaines D.C. : ces trois dernières années, il y a eu tant de récompenses (Mercury Music Prize, Grammy Awards, Brit Awards, etc.), tant d’éloges, tant de concerts démentiels (au Alexandra Palace de Londres devant 10 000 personnes) et de mouvements géographiques (tous vivent désormais au sein de la capitale anglaise) qu’il paraît légitime de se demander ce qu’il reste de l’essence dublinoise du quintet.

    Les Irlandais ont toutefois l’intelligence de ne pas proposer un produit moins bon et qualitatif que les précédents : plutôt que de s’écrouler minablement avec « Skinty Fia », c’est bien avec un disque impeccable qu’ils continuent d’avancer, les poches pleines de cocktails molotov et d’harmonies poignantes, qui n’ont d’autres fonctions que de mettre en vedette la voix de Grian Chatten, moitié punk, moitié baggy.

    Jackie Down The Line, How Cold Love Is ou Roman Holiday, ce ne sont donc pas des chansons que l’on interprète tête baissée, mais le ton fier, rempli de certitudes. Il n’existe même que deux possibilités à l’écoute de « Skinty Fia » : l’envie d’être irlandais, ou la conviction que ce pays est le plus beau du monde, y compris lorsqu’on s’en éloigne. « À jamais dans nos cœurs », chante Grian Chatten sur l’ouverture (In ár gCroíthe go deo), comme pour signifier que ce troisième album est tout entier dédié à leurs racines - d’où, également, cette pochette représentant un cerf arraché à son habitat naturel, condamné à vivre dans une maison aux lumières artificielles.

    Issu de la même session que In ár gCroíthe go deo, I Love You s’entend comme le tube doux-amer d’une formation rongée par la culpabilité (celle d’avoir quitté son pays après avoir réussi), mais lucide quant à la politique du gouvernement local (« Cette île est dirigée par des requins qui ont des os d’enfants dans la mâchoire »).

    Les Irlandais ne sont pourtant pas des prêcheurs partis en croisade. Ce sont des musiciens cultivés – Bloomsday est une référence à James Joyce, tandis que Nabokov emprunte son titre à l'auteur de Lolita -, qui aiment avant tout les refrains contagieux et avancent avec l’envie de concilier les extrêmes : l’incisif et la candeur, l’abrasif et les textes à reprendre en chœur, le rock bruyant des Pixies et le shoegaze de Death In Vegas, les dérives électroniques de Primal Scream et la sainte trinité pop (efficacité imbattable, sens de la formule, intelligence de compositeur), sans jamais tourner le dos à l’esthétique punk.

    Ne pas se fier à The Couple Accross The Way, sorte de complainte irlandaise portée par un simple accordéon offert à Grian Chatten comme cadeau de Noël  : « Skinty Fia » est un disque agité, l'incarnation d'un rock fulgurant et débarassé du fumisme, la victoire de gars normaux qui réservent à leur seule musique toute la générosité et la sauvagerie dont le punk a toujours eu besoin.

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