Dépression, drogues et accident de voiture : Idles nous raconte les coulisses de "Crawler"

À ceux qui craignaient que l’âge, la fatigue ou le succès ne viennent ternir le punk-rock des Anglais, « Crawler » offre la meilleure des réponses : sur ce quatrième album, la musique d’Idles gagne en mélancolie, en nuances, et traduit des émotions toujours plus complexes. Celles que Joe Talbot et Mark Bowen détaillent en longueur dans une interview aussi sincère que touchante.
  • « Crawler » sort un peu plus d’un an après « Ultra Mono ». C’est le moment d’avouer : vous aviez peur de vous ennuyer à devoir jouer votre troisième album sur scène ?

    Mark : C’est tout le contraire : « Ultra Mono » a été pensé pour le live. C’est sur scène qu’il devait prendre toute sa démesure, déployer toute sa puissance et son énergie. J'ai même dû mal à penser qu'il ait pu donner satisfaction à beaucoup de gens en l'écoutant simplement à domicile...

    Joe : À travers ce disque, on avait souhaité proposé une caricature de nous-mêmes. Ou du moins, de ce que les gens pensaient de nous. Tout était très emphatique, un peu comme dans un cartoon. On avait à cœur de tordre le coup à ces clichés en s'en amusant, de flirter avec les extrêmes et de pousser tous les curseurs à l'excès avant de repartir à zéro avec « Crawler ».

    Mark : Tout était exagéré sur « Ultra Mono » : le son était plus bruyant, le ton plus provocant, la production plus éclatante. À l’inverse, « Crawler » est plus nuancé, plus complexe. Désormais, le but n’est plus de regarder l’autre dans les yeux dans l’idée de lui foutre une baigne, mais de lui faire comprendre qui on est vraiment.

    Est-ce que le fait d’enregistrer rapidement est un moyen pour vous d’échapper à la pression ?

    Mark : Tu sais, la pression est à tous les niveaux, et on a fini par s’en accommoder. Enregistrer rapidement, ce n’est donc pas une tactique, c’est simplement notre façon de faire.

    Joe : Nous concernant, ce n’est même pas un processus rapide. Un an et demi, c’est un peu notre rythme de croisière.

    Mark : Et puis si « Crawler » est né aussi rapidement, c’est peut-être aussi parce que Joe parle pour la première fois de lui. J’ai l’impression qu’il y a moins d’analyses sociopolitiques sur ce disque, tout est plus personnel.

    Joe : « Crawler » parle de qui nous sommes en tant que groupe, de notre place dans ce monde en tant que musicien, mais aussi des problèmes que j’ai eu à traverser ces dernières années.

    Ce sont ces problèmes qui expliquent la grande violence contenue dans les morceaux d’Idles ?

    Joe : Avec les gars, on a toujours cherché à faire preuve de violence dans nos morceaux. Peu importe qu’il s’agisse de la violence des rapports sociaux, des relations amoureuses ou du chagrin, on a systématiquement souhaité intégrer cette émotion dans notre grammaire de musiciens. Cette fois, cette énergie est née d’une expérience personnelle : j’étais défoncé au volant, et j’ai eu un accident. Ça aurait dû être un tournant dans ma façon d’approcher la vie, mais la réalité est plus complexe... Reste que cette histoire a posé les bases de « Crawler » et donné naissance à Car Crash, un peu comme s’il était désormais essentiel pour moi que les gens comprennent la violence d’une dépendance à l’alcool et à d’autres drogues.

    C’est vrai que tu parles beaucoup de tes addictions et du comportement qui en découle sur « Crawler »…

    Joe : Ce disque, c’est finalement le récit de 15 années de lutte, si ce n’est plus. La première fois où j’ai pris des substances, c’était à 12 ans, juste après la crise cardiaque de ma mère, heureusement non mortelle. J’en parle sur The Wheel, où je reviens sur ce qui a constitué les premiers pas de ma dépendance : le fait de supplier ma mère d’arrêter de se défoncer, et moi d'adopter le même type de comportement une paire d’années plus tard. D’où ces mots : « And so it turns, again and again ... ».

    Il y a aussi Stockholm Syndrome, qui fait forcément écho à Stendhal Syndrome, l'un des titres de votre album. Je me trompe ?

    Joe : Après avoir passé des années à agir comme une sorte de peintre, en dessinant ce que j’imagine être les contours de la société, je me suis voulu plus narratif sur « Crawler ». Stockholm Syndrom en est la preuve : c’est l’occasion pour moi de questionner cet amour que l’on porte à des choses qui nous font du mal : on aime notre dealer, on aime notre barman, on accepte des situations compliquées, on pardonne des choses horribles aux gens. Quelque part, on se fait souffrir, même inconsciemment. C’est de ça dont parle cette chanson, de la façon dont on est esclave de nos sentiments.

    Il est également beaucoup question de rédemption.

    Joe : Tu ne peux pas avoir tort. C’est ta musique, plus la mienne. Tout ce que je peux dire, c’est qu'il y a notamment The Beachland Ballroom, qui est une sorte d’allégorie du sentiment d’être perdu et de s’en sortir. Je l’ai déjà dit ailleurs, mais pour moi, c’est vraiment la chanson la plus importante de l’album. Parce qu’elle synthétise son esprit, et parce qu’on s’est autorisé à aller vers d’autres sonorités, plus proches de la soul. C’est une chanson que j’aime beaucoup chanter.

    Tout de même, ce n'est pas trop difficile de se livrer à ce point à des gens dont tu ignores tout ?

    Joe : C'est juste que j'aime explorer la fragilité de l'être humain, comprendre la façon dont nous agissons, et pourquoi. C'est sujet à intéressant pour l'art, de même que le questionnement de nos doutes et de nos erreurs. Quel tournant suis-je en train de donner à ma vie ? C'est là toute la question posée par « Crawler ».

    Tu n’as pas peur que le public ne comprenne pas ce virage très introspectif ?

    Joe : Honnêtement, si. C’est une de mes craintes. Aussi fidèles soient-ils depuis plusieurs années, peut-être qu’ils seront étonnés de voir Idles emprunter ce chemin-là, peut-être que certains y verront une forme de faiblesse. Je ne sais pas. Ce qui est certain, c’est que je suis très fier du contenu de cet album.

    Mark : Il faut dire aussi que tous nos disques, en souterrain, parlent de qui nous sommes, de la façon dont on gère nos sentiments, nos failles et nos troubles psychologiques. Après, c’est sûr qu’on n'est jamais allé aussi loin dans ce processus.

    « Quel tournant suis-je en train de donner à ma vie ? C'est là toute la question posée par “Crawler”. »

    Quel est le rôle de Kenny Beats (producteur Vince Staples et Denzel Curry, déjà présent sur « Ultra Mono ») dans tout ce processus ?

    Mark : Il vient du hip-hop, et il est simplement excité par ce que nous sommes et ce que l’on tente de formuler. Avec sa façon de travailler, de façon très électronique, il amène quelque chose de très intense à nos albums. Pas dans le sens où il cherche à amener ses idées de producteur sur la table, simplement parce qu’il comprend des choses que l’on n’entend pas nécessairement.

    Joe : Aujourd’hui, on a le temps de construire nos albums, de travailler avec des personnes dont on aime le travail, parfois très éloigné de notre esthétique. J'ai évoqué ce titre tout à l'heure, mais il y a beaucoup d'idées nouvelles sur Car Crash, notamment dans le traitement de la voix et de la batterie, nettement plus défractées qu'à l'accoutumée. C'est la première fois que l'on utilise ce type d'effets et c'est une façon de symboliser ce qui a servi de fil rouge à l'album : les répercussions qui suivent chacun de nos actes.

    Mark : Toutes ces intentions, c'est un luxe. De même que celui d'avoir la chance d'enregistrer un album en plein confinement. On en a conscience, mais c'est aussi ce qui nous permet d’être meilleurs.

    Vous n’allez pas faire le coup du « c'est notre meilleur album à ce jour » ?

    Joe : Non, c’est simplement le meilleur album que l’on pouvait faire à l’heure actuelle. Comme c’était le cas sur les disques précédents. « Joy As An Act Of Resistance » est meilleur que « Brutalism » et « Ultra Mono » en termes de mélodies et de textes, il correspondait à une certaine idée de la pop music. « Ultra Mono » est meilleur que « Brutalism » et « Joy As An Act Of Resistance » pour sa violence et sa puissance, etc. À présent, « Crawler » est probablement notre disque le plus accompli parce qu’il reprend tous ces codes et les condense en une dizaine de morceaux.

    Mark : De toute manière, on ne peut pas refaire « Joy As An Act Of Resistance », « Brutalism » ou « Ultra Mono ». On a tout mis dans ces albums. L’énergie a changé entretemps, autant se faire à l’idée.

    « Crawler », disponible partout dès le 12 novembre.