Avec "Mr. Morale & The Big Steppers", Kendrick Lamar remonte sur son trône

Double album impressionnant de maîtrise, de propositions et de réflexions, « Mr. Morale & The Big Steppers » répond de la plus belle des manières aux plus hautes exigences.
  • Nul doute que beaucoup se demandent ce qui a bien pu se passer dans la vie de Kendrick Lamar ces cinq dernières années, très discrètes, loin de l’agitation connue au moment de la sortie de ses deux derniers projets : l’un solo, « DAMN. » (2017) ; l’autre collectif, « Black Panther: The Album » (2018). Derrière cette simple question se cachent en réalité d’autres interrogations, plus complexes : que faire une fois qu’on a atteint le sommet ? Et comment enchaîner après un disque charnière : jouer la sécurité́ ou se projeter vers quelque chose de totalement nouveau ?

    Sans renier ses fondamentaux (les ruptures mélodiques, les jeux de pistes, les réfléxions spirituelles, la perméabilité aux turbulences du monde extérieur), le Californien propose comme à son habitude une extension de son œuvre : bien qu'animé par des velléités prescriptrices et exploratrices, notamment grâce au travail opéré en coulisses par Sounwave, The Alchemist, Beach Noise ou Pharrell, « Mr. Morale & The Big Steppers » fait effectivement sens avec la vision hip-hop de Kendrick. Celle d'un rappeur qui n'hésite jamais à explorer des territoires vierges, des musiques voisines (le gospel, la soul, l'électronique), à tout mêler sans craindre d’étaler ses influences et, surtout, de faire réfléchir.

    « Je me vois comme un musicien de jazz », disait Kendrick Lamar en 2015 à The Fader. Cela s’entend une fois de plus dans sa façon d’articuler sa cadence, de varier les tonalités, mais aussi dans le choix des productions, toujours très éclatées, mouvantes, comme résultantes d’une énorme jam session.

    À 34 ans, le Californien reste malgré tout un rappeur virtuose (parfois un poil trop ?), à l'aise sur tous types d'instrumentaux, capable de passer d'une complainte au piano à un règlement de comptes théâtralisé (We Cry Together), d'un déluge de violons à un beat aquatique, presque fantomatique (Auntie Diaries), de s'abandonner dans un rythme frénétique (Mr. Morale) comme de se frotter à des artistes venus de tous horizons : la trap (Kodak Black), la soul (Sampha), la funk (Thundercat), le hip-hop old school (Ghostface Killah) ou même le trip hop (Beth Gibbons de Portishead), le temps d’un Mother I Sober absolument magnifique, où K-Dot revient une fois de plus sur son ancienne addiction à l’alcool.

    À défaut de pouvoir saisir après seulement quelques écoutes toute la puissance de ce double LP (d'un côté, « Mr. Morale » ; de l'autre, « The Big Steppers »), conçu comme une grande fresque romanesque et réflexive sur laquelle on est certain de revenir encore et encore, contentons-nous de poser l'essentiel : ce cinquième long-format, le dernier sur Top Dawg Entertainment, est une œuvre audacieuse, profondément marquée par la religion.

    Audacieuse, car Kendrick Lamar y multiplie les propositions, se permettant même d’exclure son dernier single (The Heart Part 5) du tracklisting. Religieuse, car, de la pochette (Kendrick y apparaît coiffé d'une couronne d'épines, un enfant dans les bras) à certains textes en passant par la date à laquelle le disque a été annoncé (le lundi de Pâques), tout laisse à penser que le rappeur creuse toujours plus profondément les mêmes obsessions, en fil rouge, comme pour mieux aborder différentes thématiques : la violence en réponse aux discriminations (« Désensibilisé, j'ai vandalisé la douleur »), le racisme systémique, la spiritualité, la recherche d'une évidente quiétude, etc.

    La distance qui sépare « Mr. Morale & The Big Steppers de « To Pimp a Butterfly » ou « DAMN. » ne s’inscrit donc pas que dans le temps : elle s’imprime aussi et surtout dans l’espace, tant le fossé esthétique qu’elle creuse est marqué. Quand de nombreux artistes jugent bon de recycler à froid les mêmes éléments, Kendrick Lamar, lui, a choisi une nouvelle fois de se métamorphoser sans fournir d'autres informations pour le moment que ces dix-huit morceaux. Près de vingt titres à entendre comme autant de propositions dans lesquelles on se perd volontiers en suppositions et autres divagations, en se disant que l’on tient là une œuvre capable de cristalliser les esprits pendant de longs mois.

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