2022 M03 25
Avez-vous déjà pensé à écouter vos radios plutôt que la radio ? Cette drôle d’idée a été (re)popularisée dans les années 2010 par le leader du groupe The Real Tuesday Weld, Stephen Coates, lorsque ce dernier est tombé sur un vinyle étrange pendant qu’il sillonnait la Russie. Quand ce Britannique a compris les origines de cette galette éphémère, il a décidé de créer Bone Music, une association ayant pour but de partager et de documenter l’histoire de ces disques, via de multiples supports. Car en réalité, ces radiographies portent en elles l’une des plus importantes transgressions musicales du siècle dernier.
Remontons le temps pour arriver à l'après Seconde guerre mondiale. À cette période, la censure que Staline — encore au pouvoir — a instaurée dès 1932 est toujours aussi forte. La culture, grandement amputée par ce phénomène est littéralement étouffée, et toutes les œuvres ne venant pas de l’Union soviétique sont formellement interdites, quels que soient le support. La musique n’échappe pas à l’affaire. Mais qui dit censure extrême, dit souvent rébellion.
Back in USSR of 1950s, the government had banned the sale of records by artists like The Beatles and Elvis. Hence, some youths began smuggling records by copying them on thin circular X-rays and sold them in the black market. They were popularly called Ribs or Bone music. #music pic.twitter.com/p3YhltQg2Q
— GrooveGully (@GrooveGullyFest) April 29, 2019
Pour comprendre comment cette fronde a été mise en place, revenons vers Stephen Coates. Dans le documentaire X-Ray Audio : The Documentary, il explique :
« En 1946, à Leningrad, un Polonais est arrivé avec une machine extraordinaire, le Telefunken Recording lathe. [...] C’était comme un gramophone à l’envers : au lieu d’une aiguille, il y avait une pointe qui coupait le groove sur un disque de plastique. »
Grâce à cet outil et pour un prix dérisoire, les clients de sa boutique peuvent donc enregistrer leur voix. Cette pratique va donner de la suite dans les idées de ce Polonais.
Une nuit, il décide d’utiliser sa machine pour copier la flopée de disques interdits par les autorités. Avec ce nouveau business, il devient le tout premier vendeur de galettes illégales. Très vite, il ne sera plus seul. Un autre homme, Ruslan Bogoslovsky, rentre un jour dans sa boutique, où il entend une musique d’un genre… interdit. On lui conseille de revenir la nuit s’il veut se procurer une copie. Avide de découvertes, ce client deviendra vite un habitué.
Ruslan Bogoslovsky, lors d’une de ses nombreuses visites au magasin, rencontre un jour Boris Taigan. Ils deviennent vite amis. Au détour d’une conversation, Ruslan lui souffle une idée dingue : pourquoi ne se mettraient-ils pas eux aussi à faire leurs propres disques ? Boris, malgré la difficulté de la tâche, est séduit et accepte d’accompagner son partenaire.
Toujours dans le documentaire, Coastes raconte :
« Bogoslovsky sort alors un calepin et montre que, depuis des semaines, il prend des notes, fait des croquis avec pour idée de créer sa propre machine. Ils se sont rendus à la maison de campagne de son père, un ingénieur réputé, et sont parvenus à construire une machine. »
Il ne restait maintenant plus qu’à trouver les supports sur lesquels les compères copieraient leur musique. Ce sera chose faite quand leur choix se portera sur les radiographies des hôpitaux. Comme un décret de l’État obligeait le personnel médical à les brûler, les amis n’avaient plus qu’à les troquer contre quelques roubles.
IT’S TIME FOR STRANGE SPY FACTS! MUSIC EDITION!
— SPIES&VESPERS (@SpiesVespers) January 8, 2022
USSR banned western music was recorded and distributed on used x-ray film. A lit cigarette was used to create center hole. It was called Bone Music (roentgenizdat) and include banned music like the Beatles, Stones, and jazz. pic.twitter.com/rsz62lVjFg
Avec l’outil et les matériaux pour produire, les disques pleuvent et le marché parallèle est inondé de ces ribs renfermant les chansons des Beatles ou celles du jazz américain. Mais la paire peine rapidement à suivre la cadence et décide de former un petit groupe : le « golden dog gang ». Pour encore donner plus d’ampleur au phénomène, Bogoslovsky ébruite les secrets pour fabriquer sa machine. Les plans seront bien évidemment repris par d’autres.
Mais en 1950, la renommée de ce commerce est si importante que les autorités décident d’agir. Résultat des courses : 5 et 7 ans de goulag pour la paire Bogoslovsky-Taigan. La « chance » qu’ils auront, c’est que Staline décède en 1953. Dans le sillage de sa mort, plus d’un million de prisonniers seront relâchés, dont nos deux personnages principaux. Ils rentreront chez eux, à Leningrad et reprendront leurs affaires, avant que Bogoslovsky ne retourne à nouveau derrière les barreaux. À sa sortie, il recommencera encore et encore.
La conclusion revient à Stephen Coates : « Bogoslovsky est décrit comme un héros de la culture underground. C’était un mec extraordinaire, un de ces mecs pas faits pour obéir. Et encore moins pour suivre ce que le gouvernement lui disait d’écouter. » Finalement, pendant plus de 20 ans, la clique de Ruslan aura copié 1 million de ribs et donc permis à autant de personnes de danser sur de la musique interdite. Sbasiba !