2022 M12 13
Il n'est pas nécessaire d'être un fou, un possédé ou un illuminé pour croire aux êtres mystérieux. Longtemps, il a suffi d'écouter les mélodies d'Angelo Badalamenti, ce compositeur à qui l’on doit en grande partie la popularisation du terme « lynchéen », en même temps que l’émergence d'une tripotée de musiciens férus de pop planante. À titre d'exemple, rappelons que son influence s'étend jusque chez Odezenne, qui, en 2014, samplait le thème de Twin Peaks sur Je veux te baiser.
Avant sa rencontre avec le réalisateur américain, il y aura toutefois eu pas mal de galères : à défaut d’être dans les petits papiers des pontes de l'industrie hollywoodienne, Angelo Badalamenti se concentre sur les séries B, bosse de temps à autres sur un morceau de Nina Simone ou de Shirley Bassey, mais se contente bien souvent de petites missions payées à peine 50 dollars la semaine.
C'est en 1986 que tout bascule. Cette année-là, David Lynch a besoin d'un coach vocal pour aider Isabella Rossellini à chanter un morceau de Bobby Vinton dans Blue Velvet. Angelo Badalementi obtient le poste. Mieux, il fait des merveilles sur le plateau, et gagne ainsi le cœur du réalisateur : « Angelo a si souvent travaillé sur commandes dans sa vie qu’il peut absolument tout faire, rappelait Lynch dans un entretien avec Libération. Country, soul, classique ou jazz, il peut mettre en forme ce que l’on imagine. »
À l'écoute de Mysteries Of Love, sublimée par le timbre fragile de Julee Cruise, décédée plus tôt cette année, Angelo Badalamenti est surtout capable de mettre en son ce que l'on peine à imaginer, tous ces moments où même la pop la plus angélique vire nécessairement au drame, où les refrains aériens se frottent inévitablement à des pensées morbides.
Depuis Blue Velvet, la collaboration entre Badalamenti et Lynch n'a jamais vraiment faibli : à la manière d'autres duos réalisateurs/compositeurs mythiques, les deux comparses évoluent ensemble, se complètent, soulèvent, nourrissent, titillent un tas de fantasmes. Parmi leurs collaborations les plus célèbres, il y a bien évidemment Lost Highway et Mulholland Drive, la musique de cette fameuse pub Barilla, incarnée par Gérard Depardieu, mais il y a surtout Twin Peaks.
En 2001, toujours à Libération, Angelo Badalamenti se souvenait de la création de ce score inscrit aujourd'hui au panthéon de la culture populaire :
« Je me suis mis à composer à partir de la description orale des scènes et des ambiances que Lynch comptait tourner. Pour Twin Peaks, par exemple, j’étais au synthé et il me donnait des indications du genre : “Imagine une belle adolescente au loin, qui sort de la forêt et a l’air très perturbée. Trouve une mélodie pour illustrer ce à quoi elle ressemble, ce qu’elle ressent…” Un quart d’heure plus tard, David était presque ému aux larmes par le résultat. »
Malgré cette alchimie évidente, ponctuée par un album commun (« Thought Gang », tout entier dédié au jazz et à l'expérimentation), il serait insultant de résumer le travail d'Angelo Badalamenti à son unique association avec David Lynch : ces 30 dernières années, on lui doit aussi « A Secret Life » de Marianne Faithfull, « Floating In The Night » de Julee Cruise, la musique des Jeux olympiques de Barcelone en 1992, une BO de jeu vidéo (Fahrenheit), mais aussi diverses soundtracks réalisées pour le grand écran (La Cité des enfants perdus, La plage ou Un long dimanche de fiançailles).
Au-delà de ce CV, impeccable, inspirant, Angelo Badalamenti demeure surtout l'incarnation d'un son en apesanteur, à la fois féérique et baroque, où la mélancolie et les sentiments prennent toujours le dessus sur la démonstration. Ce son, on a fini par l'entendre dans les disques de ses enfants spirituels : Agnès Obel, Lykke Li, Chromatics, Boards Of Canada, Hudson Mohawke, Sharon Van Etten ou encore Mazzy Star. C'est désormais à eux d'offrir une suite ample et habitée aux recherches du compositeur d'origine sicilienne, décédé à 85 ans après avoir provoqué tant de frissons, accompagné tant de coups de foudre, ensorcelé tant d'âmes sensibles.