2018 M03 6
Le nom Factory n’est pas un hommage à Warhol. Si Tony Wilson, fondateur et maître à penser charismatique de Factory Records, avait pour but de faire du Russell Club, une boîte antillaise paumée, LE nouveau club new wave de Manchester, ce n’est pas le cas de tout le monde. La presse, elle, préféra le voir comme « un lieu de présentation des sons et des bruits capricieux inspirés par les idéaux de Tony Wilson. » Soit des soirées un peu perchées, pour certains, avant-gardistes, pour d’autres.
Très vite, ces soirées au Russell Club se trouvent un nom : The Factory, celui qui servira également à nommer le label mancunien. Pourtant, contrairement à ce que prétend la légende, Tony Wilson n’a pas choisi ce nom en hommage à l’atelier new-yorkais d’Andy Warhol. Et ça, c’est Alan Erasmus, l’autre cerveau du label, qui l’avance dans l’ouvrage La Factory : « Je descendais une rue en voiture quand j’ai aperçu un panneau « Usine à vendre » en lettres de néon. Et je me suis dit : « Factory, voilà le nom ! », parce qu’une usine, c’est un endroit où des gens travaillent et créent des choses. Alors, j’ai songé que les musiciens étaient aussi des travailleurs et qu’ils seraient créatifs. » Simple, basique et terriblement malin.
Tony Wilson finançait le label avec son argent personnel. Au sein de Factory, la répartition des rôles se faisait ainsi : Wilson choisissait les artistes et finançait les projets, Peter Saville était responsable des visuels et Alan Erasmus s’occupait de l’organisation générale depuis un appartement miteux sur Palatine Road. Pour produire la deuxième référence du label, « A Factory Sample », compilation regroupant Joy Division, The Durutti Column, John Dowie et Cabaret Voltaire, Tony Wilson a ainsi investi cinq mille livres héritées de sa mère décédée en 1975… Quand on sait qu’il a aussi signé de son sang le contrat liant Joy Division à Factory Records, on se dit que le bonhomme, également journaliste à Granada TV, était prêt à tout pour satisfaire ses ambitions.
« Ne plus à aller à Londres chaque semaine pour faire la manche devant des cons. »
Joy Division n’aurait pas dû être produit par Factory Records. Après avoir réussi à faire signer Orchestral Manœuvres In The Dark chez Virgin, Rob Gretton et Tony Wilson ont une autre lubie : permettre à Joy Division de rejoindre les rangs de Warner Brothers à Londres. Ce n’est qu’une fois de retour à Manchester, lors d’une soirée à la salle de concert Band On The Wall, que Gretton change d’avis et conseille à Wilson de produire eux-mêmes le disque, quitte à faire signer Joy Division chez Warner plus tard ou à réussir un pari qui leur permettrait de « ne plus à aller à Londres chaque semaine pour faire la manche devant des cons ». C’est ce qu’on appelle viser juste.
Une promotion artistique atypique. En 1979, « Unknown Pleasures » de Joy Division s’apprête à sortir. Pour contacter la presse nationale, Rob Gretton use alors de stratagèmes marketing peu conventionnels. À l’image de cette lettre, jointe à la cassette du premier album de Ian Curtis et sa bande, et envoyée au légendaire Jon Savage, alors journaliste au Melody Maker : « Je m’appelle Rob Gretton, je suis le manager de Joy Division. Je vous envoie un exemplaire de leur nouveau disque, qui est assez merdique. Vous connaissez peut-être leur premier EP, « Ideal For Living », qui lui aussi est assez merdique, mais celui-ci sort en trente-trois tours. »
Chaque pochette était envisagée comme un manifeste. En 1993, Peter Hook disait : « Je ne pourrais pas imaginer New Order sans Saville. » Mais on pourrait aller encore plus loin et dire qu’il est impossible d’imaginer Factory Records sans les œuvres de Peter Saville, tant le graphiste a fait du label mancunien, avec lequel il a commencé à collaborer en 1978, son « laboratoire expérimental pour l’art populaire ».
Qu’importe qu’il livre la pochette de la première soirée Factory deux jours trop tard, l’Anglais transforme chaque pochette d’album en œuvre d’art, dépourvue des noms du groupe ou du titre de l’album, souvent très référencé également. Les pochettes de New Order, par exemple : « Movement » reprend le motif graphique de la couverture de la revue Futurismo 1932, « Power, Corruption & Lies » s’approprie une peinture de Fantin-Latour, « Technique » fait un clin d’œil à Warhol, tandis que « Regret » emprunte une photo à Richard Prince.
À l’Haçienda, il était possible de se faire couper les cheveux. Et c’était le DJ Andrew Berry qui s’en chargeait. Repéré par Mike Pickering et Rob Gretton, à la recherche de DJ locaux pour jouer au sein du club de Factory Records, l’Haçienda, l’Anglais se voit proposer d’assurer les Friday Nude Nights et le samedi soir. Ce qu’il accepte, mais à une condition : que Tony Wilson et ses hommes le laissent ouvrir un mini salon de coiffure dans les vestiaires pendant la journée. De 1982 à 1988, Andrew Berry devient ainsi le coiffeur de Factory. Le gars avait même une référence : Fac 98.
Madonna a donné à l’Haçienda son premier concert au Royaume-Uni. C’était le 27 janvier 1984 lors de l’émission The Tube et il y a une raison à cela : à l’époque, son label (Warner Bros) ne la considérait pas comme une artiste essentielle et ne voyait pas l’intérêt de la faire passer par Londres… Tant mieux pour l’Haçienda, qui a entretemps accueilli ce qui allait devenir le gratin de la scène indie anglaise : The Smiths, Tom Rowlands et Ed Simons, avant qu’ils ne fondent The Chemical Brothers, les Stone Roses, les Happy Mondays, Noel Gallagher, mais aussi Ed O’Brien de Radiohead, qui trainait alors son pote Thom Yorke au sein de ce club mythique à chaque fois qu’il venait le voir à Manchester.
Tony Wilson a quitté ce monde avec la manière. Décédé le 10 août 2007, à 57 ans à peine, Tony Wilson se devait d’avoir des funérailles à sa hauteur. Lors de la cérémonie, on entendait ainsi Sketch For Summer de Durutti Column, Ceremony de New Order ou Bob’s Yer Uncle des Happy Mondays, on pouvait y apercevoir la pierre tombale spécialement réalisée par Peter Saville et une étrange inscription sur son cercueil : Fac 501. Une façon pour lui de souligner qu’il sera bel et bien la dernière référence du catalogue Factory Records.