2023 M12 8
Un fonctionnement DIY. Un groupe qui sort la langue française du ronronnement de la chanson pour l’amener vers des mélodies nettement plus expérimentales, presque avant-gardistes (Hyperculte). Un duo qui réunit le punk, la techno allemande et la musique industrielle au sein d’un premier album capable de raviver les souvenirs de rave-party à des mélomanes aux cheveux grisonnants (Bound By Endogamy). Un mélange totalement improbable de raï et de trap (Sami Galbi). Au sein de Bongo Joe, tous les ingrédients d’un label indépendant, défricheur, hostile aux compromis, sont réunis. C’est la promesse d’un catalogue de qualité et l’assurance que si les groupes défendus ne feront jamais des couvertures de presse, l’intérêt est ailleurs.
Il est dans cette façon de défendre une certaine idée de cette fameuse « sono mondiale » autrefois si chère à Jean-François Bizot, le fondateur d’Actuel et Radio Nova. Il est dans cette idée de défendre une approche de la musique, ouverte, engagée, profondément à gauche. Enfin, il est dans cet état d'esprit, dans cette volonté d'avancer ensemble, de créer une forme de communauté via des soirées, des performances ou un magasin de disques.
Bongo Joe, nommé ainsi en hommage à un obscur jazzman texan, Bongo Joe Coleman (1923-1999), ce n’est effectivement pas qu’un label. À se fier à ce qui inscrit sur la vite des bureaux, à Genève, c'est une « association-label-magasin de disques vinyles, cassettes, CD, buvette, concerts, conférences, DJ set, performances ». Tout un programme, donc, qui permet à la structure de plaire bien au-delà des frontières suisses.
Au sein du catalogue de Bongo Joe, sont référencés aussi bien les Colombiens de Meridian Brothers que les Néerlandais d'Altin Gün, une compilation d’ambient espagnole (« La Contra Ola ») et un funk thaïlandais de Yin Yin que des groupes bretons (Badume's Band) ou marseillais (Hey Djan), tous séduits par cette espace de créativité, par la possibilité de faire partie, ne serait-ce que de manière éphémère, d’un idéal artistique, porté par une équipe déterminée, en quête de rencontres inédites et de propositions musicales alternatives.
Pour autant, la rencontre d’une détermination et de quelques musiciens au profil unique ne suffit pas à expliquer la singularité de Bongo Joe. Pour cela, il faut s'être rendu au moins une fois sur place, au cœur des Halles de l'île, à Genève, dans ce disquaire fondé il y a dix ans par Cyril Yeterian, cet enfant de la diaspora libano-arménienne que les plus curieux ont connu au sein de Mama Rosin ou en tant que moitié du duo Cyril Cyril. À l’époque, Bongo Joe était situé dans un ancien salon de coiffeur pour vielles dames. Aujourd’hui, les locaux sont plus grands, plus centraux, la démarche est également plus professionnelle, mais l’ambition est restée la même.
Une fois à l'intérieur, l’évidence saute aux yeux. Il y cette photo d'Hô Chi Minh. Il y a ces clients fidèles, souvent des étudiants ou des jeunes branchés, qui profitent de la buvette et de la mezzanine pour discuter du monde tel qu'il est, tel qu'il va. Il y a cette volonté de soutenir, via des affiches ou autres, de nouveaux modèles de militance, de défendre l'idée d'un cosmopolitisme. « J’ai voulu montrer la vraie Genève internationale, pas celle de l’élite onusienne et des expats, qui s’autocongratule, mais celle des réfugiés dans les bunkers d’accueil et des minorités invisibilisées », explique Cyril Yeterian à Télérama. Aussi, il y a cette certitude de trouver dans les bacs des 33 tours venus du monde entier, de faire face à une vraie sélection de disquaires, peu soucieux de mettre en avant le dernier Blur ou Rolling Stones.
Depuis 2015, Bongo Joe, le label cette fois, défend la même approche, profondément mixte, militante, presque utopique dans un monde où tout va trop vite et où chaque structure semble être obnubilée par la rentabilité, la course aux streams, la visibilité. Il suffit de voir les artistes-maison sélectionnés aux Transmusicales cette année : Citron Citron, Bound By Endogamy, Sami Galbi, Yalla Miku ou encore des formations venues d’Indonésie (Nusantara Beat), du Sénégal (Ndox Electrique) ou d’Argentine (Blanco Teta). Aucun ne défend la même musique, la plupart n'ont pas de clips pour assurer la promotion de leurs mélodies hétéroclites, mais tous, par les pas de côté qu’ils proposent, symbolisent à la perfection la beauté d’un des catalogues les plus riches et audacieux de la scène actuelle.