En studio avec Muddy Monk, le Suisse qui veut plier la chanson française

Son premier album aurait dû tout emporter, tout terrasser, à la manière d'une moto lancée à grande vitesse. À la place, Muddy Monk s'est contenté d'un vrai succès d'estime, mais espère repousser d'autres limites avec « Ultra Dramatic Kid » : un deuxième disque plus radical, pensé en studio par un obsédé du son qui nous raconte ici les multiples étapes ayant rythmé, perturbé et dynamité l’enregistrement de ces neuf nouveaux morceaux.
  • Il paraît que tu souhaitais d’abord réaliser un album de ballades. Qu’est-ce qui a donné cette nouvelle direction à « Ultra Dramatic Kid » ?

    Pendant quelques semaines, j’ai beaucoup écouté Vincent Delerm, et j’ai eu envie d’aller vers un son tout doux, quelque chose semblable à des morceaux comme Athènes ou Petit soldat. Puis, il y a eu le confinement, une rupture amoureuse et la sortie d’« Ultra Tape » : j’ai compris que je m’éclatais davantage avec les distorsions, à donner vie à des morceaux plus produits. Dès lors, j’ai laissé tomber l’idée des ballades : une forme qui m’intéresse beaucoup sur le plan musical, dans le sens où une chanson à texte avec un accompagnement sobre est quelque chose de difficile à faire, mais qui me fascine nettement moins d’un point de vue expérimental.

    En studio, tu passes par beaucoup de réflexions ou de remises en cause ?

    Je ne réfléchis pas trop : j’expérimente, je trouve la bonne piste et j’arrive vite à me dire qu’un morceau est finalisé. De toute façon, dès que j’ai la structure d’un morceau, c’est soit ça marche, soit je coupe court. Pour « Ultra Dramatic Kid », par exemple, tout est allé très vite : l’enregistrement s’est étalé sur un an, avec des moments de grosse glande, mais tout a été concentré sur trois mois finalement.

    Qu’est-ce qui fait que tu travailles plus vite désormais ? L’expérience ?

    Avant, je faisais peu de musique, je composais simplement de temps à autres et prenais le temps de créer, ce qui donnait des chansons très calmes, avec des boucles et un côté un peu « transe ». Désormais, même si je travaille deux jours par semaine dans une boulangerie, j’ai envie de produire des chansons que l’on se prend directement en pleine tête. Il y a une urgence de créer.

    On te compare souvent à Christophe. Est-ce que, comme lui, tu travailles essentiellement la nuit tout en réalisant beaucoup de démos avant de finaliser un morceau ?

    Vu que je produis tout moi-même et que je ne fais pas mixer par quelqu’un d’autre, j’ai le son final en tête dès le début. Je procède piste par piste, ce qui est assez inenvisageable pour un vrai musicien, mais c’est comme ça que je crée, dans l’isolement le plus total. « Ultra Dramatic Kid » a d’ailleurs vu le jour dans une pièce que je louais dans une zone industrielle, avec de petites fenêtres, quelques isolations phoniques et mon matériel que j’avais installé à la va-vite. Depuis, je me suis fait un studio chez moi, à Berne : c’est plus doux, plus confortable, il y a simplement mon séquenceur standard d’Ableton, des claviers MIDI et mon réparateur de synthé juste à côté.

    Et le travail nocturne dans tout ça ?

    Le studio étant loin de chez moi, l’album n’a pas du tout été pensé la nuit. C’est pourtant un instant privilégié pour travailler, avec un rythme plus lent, idéal pour s’oublier, mais je ne voulais pas me galérer à rentrer chez moi à pas d’heure. D’où, peut-être, ces mélodies moins calmes que sur « Longue ride », un disque essentiellement pensé à partir de ma MPC et de boucles.

    Est-ce que tu te poses la question de comment surprendre quelqu’un qui écoute depuis toujours de la chanson française et de l’électro ?

    Depuis que je suis gamin, j’aime faire autrement que les autres. J’en ai un peu honte, mais c’est ancré en moi, un peu comme si ça me permettait d’avoir moins de pression, de ne pas être en concurrence avec les autres. Ainsi, je pense qu’« Ultra Dramatic Kid » est précisément né par réaction à tous artistes pop qui utilisent des boîtes à rythmes ces dernières années. J’ai beaucoup écouté Kanye West, The Radio Dept. ou encore The Strokes, des artistes qui proposent des musiques assez pop, presque catchy par instants, mais qui le font avec de vraies singularités, en étant capables de pousser le curseur.

    Est-ce à dire que tu as l’impression d’être allé au bout de cette démarche extrême sur « Ultra Dramatic Kid » ?

    Je suis fier d’avoir osé aller sur ce terrain-là. Fier également d’un morceau comme 3546.85°C : il a un son très cathédral, avec des chants haut perchés et un côté à la fois trap et distordu : je trouve que le mélange opère et que la structure cheloue du morceau n’empêche pas l’oreille de s’y accrocher. Après, bien sûr que j’aimerais être encore plus radical que sur « Ultra Dramatic Kid ».

    À propos de 3546.85°C, comment es-tu passé des premières maquettes à la version finalisée ?

    J’ai un ami qui possède un chalet en montagne. Il fait partie d’un groupe de garage et on a l’habitude de grimper là-haut tous les deux, de s’installer dans notre petit studio et de ne se voir que pour manger ou chiller un peu l’aprèm. J’ai emmené un petit setup de mon studio, dont un arpégiateur de flûte, puis j’ai commencé à chanter par-dessus la mélodie assez vite. 3546.85°C, c’est le même traitement de sons que sur TR, un titre que j’ai basé sur un sample de Transgenic de Dirty Sound Magnet, un groupe suisse de rock psyché. J’ai transformé le son du sample avec des effets, trouvé la topline et envoyé la production à Prinzly (compositeur pour Damso, Disiz, Hamza, ndr) pour qu’il ajoute des drums dessus. Je voulais que le morceau ait un côté trap, même si j’ai vachement retraité tout ce qu’il m’avait envoyé afin de renforcer le côté radical du morceau.

    Il y a aussi SMTHG, peut-être le vrai tube de l’album…

    C’est un ami à moi qui a tout fait, avec certains de mes synthés. Je voulais tout réarranger avec d’autres éléments, mais le morceau fonctionnait tel quel. Je l’ai mixé, j'ai édité des drums et ajouté des arrangements de violon, et c’était plié. Très vite, j'ai compris que je tenais là une chanson assez solide pour construire un album autour de celle-ci.

    J’ai l’impression que tu as fait appel à nettement plus d’instruments sur « Ultra Dramatic Kid », non ?

    On dirait qu’il y a beaucoup de synthés, mais ce sont avant tout des traitements. Les guitares, par exemple, n’existent pas : ce sont les synthés qui génèrent tous ces sons. À part un synthé très utilisé dans la trance, il n’y a d’ailleurs pas de nouveaux instruments ici.

    Pourquoi ce synthé en particulier ?

    Beaucoup d’artistes composent sur les mêmes instruments, parfois très chers, comme les Roland Juno. Moi, j’ai une sorte de passion pour les synthés peu coûteux. Bon, celui-ci, est assez cher en l'occurence, mais il permet de belles expérimentations. À la base, c’est quand même le synthé utilisé par Scooter, mais il a depuis été réutilisé par Mike Dean et Kanye West.

    « C’est un vrai défi de proposer une musique qui s’autorise l’imperfection à une époque où énormément de projets sonnent parfaitement. »

    À t’écouter, on sent que tu es davantage un obsédé du sons que de composition. Tu es du genre à collectionner les instruments ?

    J’en avais beaucoup auparavant, mais j’ai déménagé et j’aime bien épurer de temps, donc je dois en avoir sept ou huit, en sans compter ceux que j’ai en double. Il faut savoir que lorsque j’aime un synthé, j’ai l’angoisse de ne plus le retrouver commercialisé un jour, donc je l’achète en plusieurs exemplaires… Ceci dit, pour revenir à ta question, c’est vrai que la composition m’excite moins que le traitement du son. Je peux passer des heures à peaufiner un titre, à le retravailler, tel un geek, même si, paradoxalement, je ne recherche jamais le son parfait. Sur « Ultra Dramatic Kid », il est même presque agressif par instants.

    La perfection, c’est dangereux en musique ?

    C’est encore un truc de réaction : comme tout le monde peut avoir un son parfait grâce aux logiciels et aux plugins, je préfère prendre la tangente par peur de devenir ennuyeux. Bien sûr, c’est un vrai défi de proposer une musique qui s’autorise l’imperfection à une époque où énormément de projets sonnent parfaitement, mais c’est aussi une fierté de ne pas être là-dedans. De toute façon, même lorsque je produisais du hip-hop, j’étais assez nul pour respecter les codes.

    En studio, comment travailles-tu ?

    Je joue avec les machines, j’écoute sans arrêt des boucles, je m’y perds. N’étant pas musicien, j’ai une vision du morceau avant d’expérimenter, mais je ne connais pas le nom des accords utilisés. Je pose couche par couche, en commençant systématiquement par un accord de claviers ou un break de batterie. Ensuite, j’ajoute des éléments par-dessus, en me fiant à l'oreille. Pendant un temps, je songeais à apprendre le solfège, mais je suis devenu serein à l’idée d’être plus proche du bricoleur qui ajoute des éléments ça et là que du musicien.

    Ta musique est également très visuelle. Combien de temps passes-tu à penser cet aspect ? La pochette, par exemple, est née rapidement ?

    J’avais déjà bossé avec Dexter Maurer sur « Ultra Tape », on est devenu ami et l’idée de cette pochette a germé assez vite. Bon, au début, on avait l'idée d'un petit soldat avec une épée, histoire de faire un clin d'œil au titre Soldat Boy. J’ai même suggéré d’ajouter du chrome et du doré, parce que j’aime bien, mais ça ne fonctionnait pas et on est vite tombé d’accord sur cette image, inspirée par un photographe italien qui réalise des pochettes de rap avec des aplats de couleurs.

    Travail sur les illustrations de Dexter Maurer
    Travail sur les illustrations de la pochette

    À quelles difficultés on se confronte quand on est un artiste comme toi pour donner vie à toutes ses idées ?

    Visuellement, j’ai longtemps été frustré, dans le sens où j’avais en tête des scénarios très dynamiques, avec plein d’action. Mais il fallait rentrer dans le budget, et on tombait dans des clips esthétiquement intéressants mais sans réelle narration. Pareil pour le son d’ « Ultra Dramatic Kid », j’aurais aimé un son à la croisée du mainstream et de l’expérimentation, on a testé plusieurs ingé son, mais ce n’était peut-être pas possible comme idée. En revanche, je ne pensais pas pouvoir faire appel à la 3D, et je suis fier que Félix de Givry ait pu amener ça dans mon univers, avec l'idée d'un court-métrage en noir et blanc, qui tranche complétement avec la pochette du disque. Contrairement à moi, qui essaye désormais d’avoir en tête ce qui est réalisable ou non, il a su exprimer des émotions à travers un médium que j’imaginais trop coûteux. Moi qui n’ai pas composé une seule mélodie depuis l’été dernier, ça me donne de nouvelles idées.

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