Il y a 50 ans, Lou Reed sortait son chef d'oeuvre ultime : "Berlin"

Assassiné par la critique et boudé par le public à sa sortie le 5 octobre 1973, le troisième album solo de la légende disparue il y a dix ans est aujourd’hui considéré comme son chef-d’œuvre malade. Cinquante ans après, retour sur la naissance du "Berlin" de Lou Reed, peut-être le disque le plus déprimant de tous les temps, et à ne surtout pas passer en soirée.
  • Pour comprendre l'album dont il est ici question, il faut remonter à l'automne 1972. Depuis la récente sortie de "Transformer", Lou Reed ne comprend rien à ce qui lui arrive. Pour la première fois de sa carrière, il rencontre le succès auprès du public, qui fait de lui l’une des stars américaines d’un glam rock en pleine explosion.

    Mais s’il jubile intérieurement de voir que sa musique se vend enfin après des années passées dans les marges, son accession tardive à la célébrité lui laisse un goût amer dans la bouche.

    Il a le sentiment que les fans de rock – qu’il considère déjà à l’époque comme de profonds demeurés – n’ont rien compris à la subversion de cet album, en ne retenant que la mélodie de l’improbable single Walk on the Wild Side et pas ses paroles olé olé.

    Plus grave encore, il sait que cet album solo n’en est pas vraiment un et qu’il a été parasité par David Bowie, venu jouer les pompiers pour sauver une carrière alors bien mal en point. C’en est trop pour l’ego surdimensionné de Lou Reed : il veut prouver à tout le monde qu’il se chauffe d’un bois nettement plus sérieux que ses collègues rigolos du glam.

    Il profite du succès de "Transformer" pour bosser tranquillement sur son projet suivant avec des moyens importants fournis par son label (RCA), qui ne sait pas encore à qui il a vraiment affaire. Interpellé par le succès du groupe Alice Cooper, qui cartonne avec d’excellents albums dans le genre tapageur, Lou Reed décide d’embaucher son producteur magique, Bob Ezrin.

    Le Canadien n’a pas 25 ans, mais il ne manque pas d’idées brillantes. Il suggère à Reed d’arrêter les petites histoires qui se limitent à une seule chanson, et lui propose de raconter un récit complet sur un album entier. Et comme point de départ, il propose de repartir de Berlin, un morceau présent sur le premier album solo raté de l’ancien leader du Velvet, où un couple se remémore des bons souvenirs dans un café.

    Il n’en faut pas plus pour enthousiasmer Lou Reed, qui a assez de bonnes chansons de l’époque de la Factory new-yorkaise à recycler pour envisager un double album ambitieux comme cela commence à se faire alors. Surtout, il peut s’inspirer de son premier mariage complètement foireux avec Bettye Kronstad, qui vit l’enfer avec lui – elle tente de se suicider – et dont il divorcera après seulement quelques mois.

    Et grâce à sa nouvelle notoriété, il peut s’offrir un casting royal dans les luxueux Morgan Studios de Londres. Bob Ezrin ramène les deux brutes de la guitare d’Alice Cooper (Steve Hunter et Dick Wagner) et RCA fait venir Jack Bruce (bassiste de Cream), B. J. Wilson (batteur de Procol Harum), Steve Winwood et Aynsley Dunbar.

    Tout ce joli petit monde n’est là que pour exécuter les ordres de Reed et Ezrin, qui se jettent à corps perdu dans la réalisation d’un film audio dépeignant la lente agonie d’un couple fictif (Jim et Caroline) qui se déchire de plus en plus gravement au fil des morceaux, jusqu’à une conclusion tragique.

    Dopé – ou ralenti – par les quantités de drogues forcément astronomiques qu'il absorbe, Lou Reed imagine des histoires sordides – même pour ses standards habituels – sur fond de jalousie maladive et de tromperie, où la pauvre Caroline se drogue, se prostitue, se prend des coups, tombe en dépression (étrange), perd la garde de ses enfants et finit par se suicider.

    Un programme légèrement misogyne dont la noirceur est inspirée par la capitale allemande alors coupée en deux, et dont la décadence de l’entre-deux-guerres fascine Reed à l’époque, même s’il n’y a jamais mis les pieds jusqu’alors.

    Cette obsession se retrouve dans la musique, puisque la version retravaillée de Berlin qui ouvre l’album nous plonge dans un cabaret cauchemardesque digne des Damnés de Visconti. On comprend immédiatement que davantage encore que le "Aladdin Sane" sorti quelques mois plus tôt par Bowie, "Berlin" est très influencé par l’œuvre de Kurt Weill.

    Il est surtout transformé en chef-d’œuvre par le travail de Bob Ezrin, qui réussit la gageure de se prendre pour Phil Spector sans se prendre les pieds dans le tapis. Galvanisé lui aussi par le projet et les drogues – il finira temporairement interné peu après – il empile les couches d’instruments (cordes, cuivres, chœurs…) pour créer une sorte de symphonie baroque totalement grandiloquente, et qui ne fait que renforcer l’aspect oppressant de l’album.

    Plus théâtral et dramatique que jamais, Lou Reed déclame d’abord ses textes malades dans son style caractéristique, en se risquant même à évoquer les inégalités sociales sur Men of Good Fortune, avant de préciser qu’il n’en a évidemment rien à taper du tout.

    Mais sur la face B du disque, sa voix se fait de plus en plus crépusculaire pour accompagner le calvaire de l’héroïne. Le tempo ralentit, l’instrumentation se fait soudain nettement plus dépouillée, et l’écoute prend une tournure réellement éprouvante malgré la beauté des arrangements (Sad Song).

    La légende rock’n’roll prend alors un peu le dessus sur la musique : on raconte que Bob Ezrin a fait venir ses enfants au studio pour leur faire croire à la mort de leur mère et enregistrer les pleurs que l’on entend sur The Kids. On dit aussi qu’Ezrin a fait écouter le morceau à une employée du studio et qu’elle a pris la fuite en pleurant elle aussi. Comme on la comprend.

    Le problème, c’est qu’en pleine folie glam rock, personne d’autre ou presque n’a envie d’écouter ça. Lorsque Lou Reed fait découvrir le résultat à RCA, son label est épouvanté. Il faut trancher dans le lard pour réduire la durée de l’ensemble, car l’idée de sortir un double album est immédiatement enterrée, comme les grands projets de Lou Reed pour la pochette intérieure de ce qui devait être son magnum opus. Première douche froide.

    La deuxième arrive lorsque la presse met la main sur le machin et rivalise de qualificatifs pour l’assassiner. Le critique de Rolling Stone dit adieu à Lou Reed. On moque aussi abondamment le livret de photos qui accompagnent le disque.

    Bob Ezrin a proposé de faire l’album le plus déprimant de tous les temps ? Pari réussi : c’est exactement cette appréciation qui revient dans la plupart des critiques. Il n’y a guère que le légendaire rock critic Lester Bangs, toujours très accommodant avec son pote Lou Reed, pour ne pas tout jeter à la poubelle.

    C’est une maigre consolation : l’album se plante bien sûr royalement aux Etats-Unis où il est très vite soldé, et la tournée prévue est annulée. Cet échec a de grandes conséquences sur la suite de la carrière de Lou Reed, car il conservera toute sa vie une rancœur terrible vis-à-vis du public et des journalistes. Ils rejettent son chef-d’œuvre ? Puisque c’est comme ça, il va leur donner ce qu’ils veulent.

    Reed se métamorphose physiquement, sort un album ("Sally Can’t Dance") volontairement horrible qui se vend, lui, et entame une tournée où il se transforme en rockstar outrancière du glam et passe ses morceaux à la moulinette hard rock.

    C’est la période "Rock 'n' Roll Animal" (1974), qui précède l’enregistrement de l’album le plus absurde de l’histoire du rock, "Metal Machine Music" (1975), une heure de larsen qu’il réussit à faire sortir par RCA et qui est la blague préférée des journalistes musicaux qu’il déteste tant.

    Et même s’il a toujours prétendu s’en moquer, Lou Reed a eu le temps de voir "Berlin" être progressivement réhabilité, au point d’être considéré désormais comme son chef-d’œuvre tellement avance sur son époque.

    Il est quand même conseillé de ne pas l’écouter trop souvent, car cinquante ans après sa sortie, il conserve incontestablement son titre d’album le plus triste de tous les temps.

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