Talib Kweli nous a expliqué comment il politise le rap depuis plus de 20 ans

  • Indissociable du rap East Coast, de ses déclinaisons esthétiques et de son engagement politique, Talib Kweli est revenu en cette fin d'année avec un nouvel album, « Radio Silence ». Depuis New York, l’ex-comparse de Mos Def nous en explique les fondations.

    Si tu es d’accord, j’aimerais que l’on revienne un peu sur ton enfance. C’était comment de vivre à New York dans les années 1980 ?

    Mes parents, qui étaient enseignants, m’ont toujours encouragé à repousser mes limites, à connaître le monde autour de moi afin d’être mieux préparé aux problèmes à l’extérieur. Petit, j’avais pour habitude de coller les posters de mes rappeurs préférés dans ma chambre. Quand j’y repense, ça me fait extrêmement plaisir : la plupart de ces rappeurs sont des amis aujourd’hui et j’ai réussi à créer la vie que je rêvais d’avoir.

    Aujourd’hui, comment juges-tu l’évolution de la ville, et particulièrement d’un quartier comme Brooklyn ?

    À Brooklyn, tout est bien différemment désormais : le prix du loyer, les gens qui y habitent, etc. Mais les problèmes restent les mêmes : les actes racistes se perpétuent, la police continue de défendre ses propres intérêts et la fracture s’intensifie entre les pauvres et les riches, entre les Blancs et les gens de couleur. Les mots et la méthode ont certes changé, mais un Black de 2017 va connaître exactement les mêmes problèmes que celui qui a grandi dans les années 1980 ou 1990.

    Aujourd’hui, on fête les vingt ans de « Black Star », le disque que tu as enregistré avec Mos Def. Avec le recul, tu comprends son impact ?

    Quand je pense à ce disque, je repense surtout à mon amitié avec Mos Def, à ce que l’on a accompli depuis que l’on s’est rencontrés au cœur de Washington Square Park à la fin des années 1980. Après, je suis bien évidemment très fier de nos morceaux, de tous ces titres que l’on a réussi à composer afin de sensibiliser les gens autour de la situation des Afro-américains. On faisait des références à 2Pac, on s’inspirait de Toni Morrison, on avait vraiment poussé le processus assez loin. Ce qui n’a pas changé, d’ailleurs : que ce soit Mos Def avec ses différentes démarches politiques ou moi avec mes albums, on est restés assez fidèles à cette ligne directrice.

    Tu avais quoi en tête lorsque tu es entré en studio pour enregistrer « Radio Silence » ?

    Pendant longtemps, la radio a joué un rôle important aux États-Unis dans le développement du hip-hop, même un mec comme LL Cool J rappait qu’il ne pouvait pas vivre sans sa radio. Malheureusement, elle ne reflète plus du tout notre culture aujourd’hui, elle n’est plus un indicateur des vraies tendances, surtout à l’heure du numérique. Moi-même, j’en suis à un point dans ma carrière où je n’ai plus à me soucier de ce média. Mes fans savent de toute façon où me trouver. D’où le titre de mon album et l’état d’esprit de ce disque, très indépendant et porté par des textes forts, impossibles à défendre sur de grands médias.

    « C’est une responsabilité humaine et sociale que de parler des problèmes dans le monde. »

    Comme tes précédents disques, on peut en effet dire que « Radio Silence » est un album politique. Tu ne t’imagines pas rapper sur d’autres thématiques ?

    Je trouve parfaitement normal qu’un artiste préfère s’abstenir de parler de ce genre de choses s’il n’en a pas le tempérament ou une connaissance suffisante, mais j’estime que c’est une responsabilité humaine et sociale que de parler des problèmes dans le monde si tu en as pleinement conscience. Cet intérêt pour la politique, c’est quelque chose que je porte en moi depuis longtemps. Pour te donner un exemple, je me rappelle d’une pleine page sur Donald Trump dans le New York Post au croisement des années 1980 et 1990. Il réclamait la condamnation à mort de jeunes hommes noirs innocentés. J’avais une petite quinzaine d’années, mais ça m’avait choqué.

    On peut donc dire que « Radio Silence » est une réaction à la présidence de Donald Trump ?

    Non, et tu sais pourquoi ? Parce que l’album était déjà bien avancé quand Trump a été élu. Et puis parce que les problèmes étaient déjà là sous Obama, qui n’était finalement qu’un rouage au sein d’un immense système dysfonctionnant. Il faut quand même se rendre compte qu’ici, en Amérique, on est résidents d’un pays qui vénère l’argent et la consommation, qui a fait du Black Friday et de Noël des évènements nationaux, qui a vendu le capitalisme comme quelque chose de bon.

    Aujourd’hui, la plupart de ceux avec qui tu as évolué ne sont plus dans le circuit : Common est acteur, The Roots est désormais un backing band sur un plateau télé et Mos Def a pris sa retraite. Tu ne te sens pas seul ?

    Sur le disque, j’ai collaboré avec des mecs de la nouvelle et de l’ancienne génération, comme The Alchemist, Rick Ross, Anderson .Paak ou Kaytranada, donc je ne peux décemment pas me sentir seul. Je sais où est ma place. Je sais aussi que j’ai un discours pertinent et que je prends plaisir à le mettre en musique. Et je ne me vois pas arrêter la musique tant que je n’aurais pas atteint un niveau mélodique aussi élevé que celui que j’ai pour l’écriture.

    Tu vois tout de même une différence entre les artistes de ta génération et ceux qui apparaissent aujourd’hui ? On dit souvent que le hip-hop est moins politisé, par exemple…

    Le truc, c’est que la plupart des artistes aujourd’hui travaillent davantage la mélodie, ils expérimentent le son et tentent de mélanger toutes leurs influences. Encore une fois, je ne crois pas qu’une approche soit mieux qu’une autre, ce sont juste deux visions différentes. Ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, certains artistes actuels de s’engager pour certaines causes.

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