Kadebostany : "aujourd'hui l’IA fonctionne exactement comme Bowie dans les années 1970"

Obvious, c'est un peu la vitrine française de la création artistique par intelligence artificielle. Un fait presque incontestable depuis que le trio a vendu une œuvre entièrement générée par IA pour une somme record (432 500 dollars). C'était en 2018, et ces trois amis d'enfance n'ont cessé dès lors d'intriguer, incitant le réalisateur Thibaut Sève à les suivre le temps d'un documentaire diffusé ce soir sur CANAL+ : « Obvious, Hackers de l’art ». Et la musique dans tout ça ? Elle est dans cette B.O. composée à l’aide d’IA par Guillaume Bozonnet (aka Kadebostany), qui en profite pour dévoiler les coulisses du projet.
  • Quand on connaît ton parcours, on a l'impression (peut-être à tort) que tu es finalement assez loin du milieu des B.O., des documentaires et de l’IA. Comment t’es-tu retrouvé sur ce projet ?

    Figure-toi qu’en marge de Kadebostany, j’ai toujours eu envie d’aller vers la musique à l’image. Quant à l’IA, disons que j’ai eu l’opportunité d’être invité par Sony CSL, l’institut de recherche du label qui m’a accueilli et m’a permis d’expérimenter les nouvelles technologies aux côtés d’autres artistes. Là-bas, j’ai rencontré la productrice du documentaire, Diane Imbault-Huart, qui a visiblement été intéressée par mon profil : elle souhaitait un artiste qui puisse utiliser des outils d’IA afin de créer une bande-son d'un genre un peu particulier. Par la suite, j’ai rencontré le réalisateur, Thibaut Sève, on a échangé, j’ai pris des notes dans tous les sens et me suis inspiré de ses mots pour composer. Ma chance, ça a été d’œuvrer auprès d’un réalisateur déterminé à accorder une grande place à la musique.

    Chez Kadebostany, tu es le leader, celui qui a la vision et donne la direction. Était-ce plaisant de se mettre au service de la vision d’un autre artiste ?

    Carrément ! Cela crée une contrainte au sein de laquelle il est jouissif de pouvoir créer. D’autant que Thibaut Sève a une vision très claire de ce qu’il veut, il peut donc rapidement vous dire ce qui lui plaît ou non lorsque vous lui faites des propositions. Aussi, un tel processus me permet de me détacher de ce que je produis, d’aller chercher des textures et des formats complétement différents de ce que j’ai l’habitude de faire.

    La B.O. est-elle née après le tournage, ou une fois les images montées ?

    Non, Thibaut tenait à ce que la musique ne suive pas uniquement ce que disent les images. On a donc commencé à bosser sur les morceaux avant que le documentaire ne soit tourné. En gros, il me décrivait les scènes, je cherchais à m’immerger dedans et je composais. Tout cela à distance, Thibaut étant basé à Paris et moi en Suisse. Ça n’a pas peut-être pas le même charme qu’une collaboration en face-à-face, mais ça nous a permis d’échanger sans avoir peur d’être jusqu’au-boutiste. Et c’est tant mieux : je n’aime pas faire des choses lambdas ; j’aime les musiques qui peuvent être clivantes, avec l’idée de plaire autant que de déplaire.

    Pendant l’enregistrement, aviez-vous des références en tête avec Thibaut Sève ?

    Non, on n’a jamais cherché à imposer à l’autre des références précises. On préférait fonctionner à partir d’intentions, et j’ai ensuite cherché à retranscrire ce sentiment en musique, à ma manière. Pour tout dire, la première composition envoyée à Thibaut a été faite à la maternité. J’avais ses notes d’intentions à disposition, j’ai pris ma fille sous le bras, sorti mon mini studio avec des synthés modulaires, mis mon casque sur les oreilles et ai produit une vingtaine de minutes dans ce contexte.

    Tout l’enjeu du documentaire est également de parler de l’IA. Était-ce la première fois que tu utilisais de telles technologies au sein de ton processus créatif ?

    Tu sais, musicalement, j’utilise autant la guitare acoustique et le violon que des synthés : je n’ai pas de préférence. Il y a tout une palette d’outils que je peux utiliser, sans chercher à me limiter. Au départ, j’étais donc curieux de l’IA. Pour tout dire, je suis même arrivé les mains dans les poches au laboratoire de Sony CSL, en me disant que, au pire des cas, ça me permettrait de passer un peu de temps à Paris. Sur place, j’ai toutefois rencontré des gens hyper inspirants et me suis tout de suite dit que l’IA allait révolutionner mon processus créatif. Déjà, parce que je n’ai pas envie d’être un vieux con, et que j’ai simplement envie de tester cette technologie, comme j’ai pu le faire par le passé avec Ableton ou ProTools. Et puis parce que je vois dans l’IA la possibilité de dire adieu aux gros studios, de pouvoir beaucoup créer avec très peu.

    « L’IA rejoint finalement ce que faisait Bowie dans les années 1970 pour écrire ses textes : il prenait alors des petits bouts de paroles, les mettait dans un sac, les piochait et le hasard le rendait visiblement plus créatif. »

    Au sein de la B.O., que t’a apporté l’intelligence artificielle ?

    À la manière d’un peintre, qui fait face à sa toile pour savoir quelle couleur il va utiliser, j’aime définir mes outils avant de commencer à composer. Là, j’avais un tas d’instruments différents à disposition : du matériel analogique, une vielle table de mixage et cet outil IA qui, si vous lui donnez une suite mélodique, peut vous recréer une nouvelle mélodie dans la foulée. En gros, cette technologie a appris l’harmonie et peut proposer des idées. Certes, elle n’a pas la notion du bon ou du mauvais goût, mais a appris des milliers d’harmonies.
    Personnellement, j’ai décidé de l’utiliser comme une sorte d’assistant imaginaire, à qui j’ai pu poser beaucoup de questions afin de garder deux-trois notes, un accord ou quelques idées qui m’ont fait réagir et m’ont incité à amener d’autres éléments dans ma musique. Et voilà comment une technique peut complètement influencer la manière de créer.

    À ce sujet, quelle est ta vision par rapport à ce débat qui agite le monde de l’art depuis un an et qui voudrait que l’IA annonce la mort des artistes ?

    De même que le jazz n'a pas été tué par l'autotune, l'IA n'annonce pas la mort de la création artistique. C'est un outil en plus, et il ne faut pas avoir peur de la technologie. D'autant que chacun l'utilise à sa manière. Mozart, par exemple, aurait pu utiliser le même piano que dix autres compositeurs, sa musique aurait été tout aussi singulière, tout simplement parce que l’artiste, bien qu'influencé par l'apport des technologies, réagi avant tout aux éléments et aux outils qui l’entourent afin de donner sa propre vision. Autrement dit, si une simple machine pouvait faire de la très bonne musique, ça se saurait... Pour moi, c’est donc un faux débat, mais finalement compréhensible étant donné que les gens ont toujours peur dès lors qu’une révolution technologique s’annonce.

    Or, c’est oublié que l’homme est derrière cette création et que l’IA rejoint finalement ce que faisait Bowie dans les années 1970 pour écrire ses textes : il prenait alors des petits bouts de paroles, les mettait dans un sac, les piochait et le hasard le rendait visiblement plus créatif. L’IA donne une autre consistance à cette méthode de création, et c’est tant mieux : ça permet de rappeler que l’artiste n’est pas cette personne touchée par la grâce, mais quelqu’un qui a conscience que le hasard peut produire tel ou tel son, et qu’il est profondément intéressant de s’essayer aux technologies à disposition si l’on souhaite proposer quelque chose d’extraordinaire.

    Obvious, Hackers de l'Art est diffusé ce soir, à 20h55, sur CANAL+ DOCS.

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