2023 M02 7
À plein temps est ta première expérience en tant que compositrice pour le cinéma. Comment s'est présentée à toi cette opportunité ?
Le premier contact avec Éric Gravel, le réalisateur, s’est fait via la boite de production. Pour À plein temps, il ne voulait pas quelqu’un du milieu et souhaitait éviter d’avoir affaire à un musicien habitué aux musiques de films. Il connaissait mon univers, m’a contactée et m’a proposé de passer une audition. En fin de compte, ils ont privilégié une autre piste. Ça aurait pu me blesser, mais, très honnêtement, ça me soulageait un peu : j'étais alors en pleine finalisation de mon deuxième album, « Kinky Dogma », et j'avais surtout envie de me focaliser là-dessus. Puis, quelques mois plus tard, ils m’ont rappelée et m’ont proposé le poste. J’étais sur le point de partir en vacances, mais bon : c’était le moment pour moi de plonger dans une toute nouvelle expérience.
Tu as alors un mois et demi pour tout réaliser à partir des images du film… C’était stressant ?
Oui, j'étais finalement dans la même position que le personnage principal du film : soumise à un rythme qui n'est pas le mien... Le père d’une copine a l’habitude de dire que l’on excelle uniquement dans l’urgence : ce n’est pas trop mon cas. Je suis plutôt du genre organisée, méticuleuse, ne serait-ce que pour éviter d’être trop stressée. Cela dit, le fait de travailler main dans la main avec Éric a été très rassurant, même si j'avais l'impression que le film fonctionnait très bien sans musique... La première fois que je l'ai vu, il était 7 heures du matin et j'ai tout de suite été frappée par l'émotion qu'il contenait. Je ne voyais pas bien ce que je pouvais amener de plus.
Sachant cela, tu n’avais pas peur que ta musique vienne alourdir l'émotion ? Ou, au contraire, l'assainir ?
Non, je n’avais pas cette inquiétude en particulier. Et puis on est ici moins sur un format traditionnel que sur une musique intérieure, très sanguine, avant tout adaptée au parcours de Julie, le personnage incarné par une impressionnante Laure Calamy.
« Éric souhaitait une musique très typée années 1970, avec quelques sonorités synthétiques et une approche plus moderne. »
Concrètement, comment s’est déroulé le travail de composition ?
Éric est du genre à être très organisé également. Il a un tableau Excel où tu vois qu’il a déjà pensé à mettre de la musique dans telle scène, de telle minute à telle minute. Dans un premier temps, je lui ai donc proposé de me concentrer sur une scène et de lui envoyer dix compositions différentes. Si rien ne lui plaisait, au moins, chacun pouvait passer à autre chose…À l'inverse, il y a eu une sorte de connexion : toutes les compositions retenues étaient celles que je préférais. J’ai alors compris que l’on partageait une même vision, qu’il ne fallait pas envisager la B.O. comme un album avec plusieurs styles, mais comme un univers à part entière, une énergie spéciale censée coller aux pérégrinations du personnage.
Tu n’as pas cherché à puiser dans ton catalogue personnel ?
J’y ai pensé. Hélas, il aurait fallu supprimer les kicks et les snares de tous mes morceaux, ce qui aurait sonné comme du rafistolage. J’ai préféré repartir de zéro. Et puis Éric souhaitait une musique très typée années 1970, avec quelques sonorités synthétiques et une approche plus moderne. Ce qui n’a pas changé, en revanche, c’est le matériel avec lequel je compose : un ordi et des VST. J’aimerais bien travailler avec des synthés, mais je ne sais jamais lequel acheter, et n’ai pas envie que mes morceaux sonnent comme des variations autour du Moog ou du Juno.
On a malgré tout l’impression que le côté anxiogène de cette B.O. t’a permis de creuser davantage un aspect de ta musique, toujours assez nerveuse, mais habituellement nuancée par des notes plus rêveuses.
Pour tout dire, j’ai hésité pendant un temps à signer la B.O. sous mon propre nom… J’avais peur que l’on se perde ou que l’on rattache mon nom de scène à une musique stressante. Finalement, mon manager m’a dit que tous les musiciens qui travaillent sur des musiques de films développent des univers qui ne correspondent pas forcément à leurs albums. Le travail de Thylacine sur Ovni(s) en est la preuve. Et puis les passages dans les transports, plus calmes, rejoignent finalement ce que j’ai pu développer sur certains morceaux de « Hyper Cristal » et « Kinky Dogma ».
Tu ne te verrais donc pas jouer toutes ces chansons en concert ?
Non, les compositions d'À plein temps ont été pensées pour le film, et je tiens à ce qu’elles y restent liées.
En fin de compte, est-ce qu’on peut dire que la B.O. d'À plein temps est davantage au service du personnage de Julie que de l’histoire en tant que telle ?
Oui, chaque morceau s’adapte aux comportements de cette femme hyper stressée, qui fait toujours la même chose. Chaque composition se devait donc d’être redondante, stressante, suffisamment intime pour accompagner son rythme cardiaque. Voilà pourquoi elle fonctionne par vagues : il y a des moments calmes, lorsqu’elle prend les transports, et des moments plus anxiogènes quand elle est au travail.
D’où les titres de tes morceaux ? Lundi matin, Lundi soir, Mardi matin Paris, etc.
Ah ça, c’est tout un concept ! Qui m’est venu comme une évidence : il me fallait des titres et je me suis dit que ça faisait sens avec le déroulé du film. Et tu sais quoi ? Aujourd'hui, je ne peux plus énumérer les jours de la semaine sans penser à Éric...
On raconte que certains réalisateurs se sont directement inspirés des musiques de John Williams pour réaliser leurs films. C’est un rêve ?
Qu’un réalisateur m’appelle pour me dire qu’il a écouté mon album et qu’il aimerait en faire un film ? J’adorerais, évidemment. Le seul risque, finalement, c’est qu’il ait vu des choses dans ma musique qui ne me parlent pas du tout. Un peu comme ces gens sur YouTube qui utilisent tes morceaux pour mettre en images leurs photos de vacances.
De ton côté, avec quelle B.O. as-tu grandi ?
Si je suis totalement honnête, je dois avouer que les deux bandes-originales que je possédais sont celles des Visiteurs, composée par Éric Levi, et du Grand Bleu, par Éric Serra…. Ça casse un mythe là, non ? Il faut dire que, de base, je ne suis pas cinéphile et pas vraiment attirée par la musique dans les films. Je suis toujours bien incapable de dire à quoi ressemble une B.O., ou si elle a participé à mon amour pour tel ou tel long-métrage. Le seul moment où j’en prends conscience, finalement, c’est quand je me mets à pleurer : quand ça se produit, c’est très souvent grâce à la musique.
Diffusé ce soir sur CANAL+, À plein temps est également disponible en VOD sur myCANAL.