2017 M11 29
On a compté : Damon Albarn s’est produit douze fois sur Canal +. Il y en aura sept entre 1994 et 2000 à Nulle Part Ailleurs et au Grand Journal en tant que leader du fleuron britpop Blur. Point d’orgue de ces performances, le jour où le groupe vient interpréter en avant-première le titre Girls & Boys qui va transformer Blur en phénomène pop made in U.K. Puis, Damon Albarn se spécialisera dans les concerts exceptionnels sur notre antenne : avec Gorillaz pour les 20 ans de La Musicale, et dans un Grand Journal en direct du festival de Cannes, en concert privé avec son super groupe The Good, The Bad & The Queen. Dans l’ombre du retour à la lumière du soulman Bobby Womack aussi. Bref, Damon Albarn a contribué à donner de la musicalité modernité à Canal +. Derrière ce londonien de 46 ans, le feeling pop moderne qui a traversé la télé. Pour les 30 ans de Canal +, Damon avait bien voulu raconter son rapport à la télévision.
La télé française, c’est énormément de sueur, de confusion
Sur la télévision : Je déteste la télé. Enfin, disons plutôt que j’adore la regarder, avachi sur mon canapé, mais que je déteste y passer. Mes souvenirs de télévision française ? Il y en a des bons bien sûr, surtout si j’en reste à la musique. Par contre si j’élargis je dirais : la télé française c’est énormément de sueur, et de confusion. En France, quand je suis invité dans une émission, on m’équipe toujours de cette oreillette pour que je puisse recevoir la traduction de ce que j’entends en plateau. Et dans l’oreillette, on me traduit des choses en Anglais différentes de celles que j’ai cru comprendre en Français. Alors forcément, ça me rend anxieux ; je perds des litres de sueur. Mais ne le prenez pas mal : j’aime Canal +. Déjà, vous êtes les derniers à faire devraies bonnes émissions avec des groupes en live. En Angleterre, c’est fini : la musique à la télé, c’est devenu ringard pour les patrons des grosses chaînes. Ils pensent « La musique ne nous ramènera pas assez de pub, pas assez d’argent. Elle ne sert pas nos intérêts ! » Alors ils la suppriment. A l’exception de l’émission de Jools Holland, tous les programmes télé qui invitent des musiciens et les laissent jouer en live ont disparu du paysage. Vous êtes désormais meilleurs que nous en ce qui concerne les émissions de musique : prenez ça comme un vrai compliment.
« Je connais cette sensation particulière qui t’amène à penser que la télé gouverne ton emploi du temps »
Passion séries : En tant que consommateur de télévision je choisis toujours un peu le même genre de programmes : des documentaires, des drama historiques sur la BBC, tous les matches de football possibles et imaginables et, de façon plus occasionnelle, des séries mais seulement si je n’ai rien d’autre à faire pendant une semaine complète. Les séries c’est quand même le piège absolu, le truc qui peut te faire oublier d’aller faire tes courses, chercher tes gamins à l’école, etc. Je me suis déjà retrouvé accroché à Breaking Bad et je connais cette sensation particulière qui t’amène penser que la télé gouverne ton emploi du temps.
D.A : J’ai découvert la pop en regardant Top Of The Pops et The Grey Old Whistle Test, les grandes émissions de live de mon enfance en Angleterre. Top Of The Pops était diffusé le dimanche en fin d’après-midi début de soirée. Mes parents voulaient toujours qu’on fasse un grand repas le dimanche soir pour fêter la fin du week-end. Mais moi je ne pensais qu’à me planter devant Top Of The Pops. Le repas commençait à 18h30 et Top Of The Pops c’était à partir de 19h. Résultat : je mangeais à toute blinde pour filer m’installer devant le poste. Le premier groupe frappant à la télévision pour moi c’était The Specials (groupe de ska célèbre au début des années 80, Ndr). Ils étaient tout ce que tu ne voyais jamais dans le poste : des mecs blancs qui jouent avec des mecs noirs sur des chansons avec un groove complètement bizarre. Tu ne pouvais pas voir ça dans la télé anglaise des années Margaret Thatcher. Je crois que le jour où je les ai découvert, en direct, à Top Of The Pops, ils ont interprété Ghost Town, un titre qui est toujours une de mes chansons préférées de l’histoire. Malheureusement, mon autre groupe favori, The Clash, a toujours refusé de jouer à Top Of The Pops. Il en faisait une question d’éthique personnelle…
« Les yeux trop grands ouverts pour ma première télé »
Le déclic Top of the Pops : Quand j’étais gamin, je rêvais tous les jours à Top Of The Pops. J’adorais ce show. Je m’imaginais surtout ce moment où j’allais enfin être invité avec mon groupe dans cette émission. C’est typiquement anglais : d’abord tu veux former ton groupe de pop et, ensuite tu rêves au jour où les producteurs de Top Of The Pops te proposeront de venir jouer un titre voire deux dans l’émission. Il y a des milliers d’aspirants pop stars qui pensent à ça : « Mais quelle chemise je vais mettre pour ma grande première à Top Of The Pops ? » Mon premier Top Of The Pops, avec Blur, je m’en souviens comme si c’était hier. Un très grand jour. C’était en 1991, je crois, on avait sorti notre single There’s no other way et donc les gens de l’émission nous invitent. Comme j’étais très excité un des patrons de mon label m’a donné un ecstasy. Mon premier ! Ca remonte à loin ce que je vous raconte. Vous n’avez qu’à regarder la vidéo de cette performance qui doit traîner sur YouTube et vous verrez dans mon regard que je suis, disons, ailleurs. Mes yeux sont énormes (sourire). En tout cas cela a donné à ma première vraie télé un côté irréel, presque magique. Pendant l’après-midi une équipe nous filmait en train de jouer et moi je n’arrêtais pas de sourire : « Waaaaouh ! C’est le plus beau jour de ma vie ! Encoooooore ! » J’étais littéralement et métaphoriquement dans un état d’extase. J’avais attendu ce passage à Top Of The Pops toute ma vie.
La passion du live : Ok, j’ai toujours du mal avec les interviews à la télé, surtout si elles se passent en direct. Par contre je suis incroyablement concentré quand il s’agit de jouer. De plus en plus. On ne doit rien laisser au hasard. La télé révèle le moindre de tes défauts, la plus minuscule faute de concentration. En 2010, j’étais venu jouer pour La Musicale avec Bobby Womack que j’accompagnais et je produisais. Un excellent souvenir. Bobby n’était pas toujours présent. Il lui fallait du temps pour se mettre dans sa performance et le temps c’est quelque chose que la télé n’accepte pas forcément. Il y a toujours quelqu’un sur un côté de scène pour te mettre la pression : « 1,2,3… allez les gars on se dépêche de mettre ça en boîte ! » Sauf que c’est à la télé de s’adapter à la musique. Pas le contraire. Dans vos émissions musicales à Canal + vous avez compris que le temps et le rendu sont très importants. Stéphane Saunier, l’a compris et je ne dis pas ça pour vous flatter. Mais revenons à Bobby Womack. Après l’enregistrement de cinq chansons, j’ai demandé à ce qu’on reprenne tout depuis le début. L’équipe de l’émission ne comprenait pas, mais pour moi, ce mini concert manquait de soul et pour Bobby c’est ce qu’il y a de pire. Je sais que je peux me montrer très exigeant, mais c’est la seule contribution que je veux laisser dans la musique : être quelqu’un qui fait passer la qualité du son, du rythme, avant tout. Quand je joue à la télé, comme ça a été le cas avec Gorillaz, The Good, The Bad & The Queen et en solo, je veux laisser à l’image des concerts où la qualité musicale prime sur tout le reste.
« La musique mérite un spectacle, comme celui de Gorillaz »
Stéphane Saunier, un ami de longue date : Je sais que le live que nous avons donné à Canal + avec Gorillaz pour la vingtième de La Musicale (le 4 décembre 2010, Ndr) c’était un truc exceptionnel. Quasiment une folie, mais, comme je le disais, Stéphane (Saunier), le producteur est un ami. Mieux, c’est un ami qui n’a pas peur de faire passer le spectacle et la musique avant tout le reste. Avec lui je crois qu’on a réussi à faire passer un vrai spectacle autour de la musique à la télé. Cela a été très long et assez coûteux de mettre en place ce show, mais bon le résultat en valait la peine, je pense. Parce que la musique mérite aussi ce genre de spectacle qui mélange l’animation, les technologies actuelles, des hologrammes, des décors de bateau etc… Aujourd’hui des mecs comme Daft Punk essayent de faire la même chose, mais à l’époque quand je venais avec le concept de Gorillaz on me répondait « Vous êtes dingue, ça va coûter cher et personne ne comprendra rien ! » Les coûts, ce n’est pas grave. J’ai assez d’argent sur mon compte en banque pour tenter des choses nouvelles.
Propos recueillis par Jean-Vic Chapus à Londres.
Remerciements à Pascal Aznar pour avoir permis de republier cette interview exceptionnelle.