2022 M01 23
Nous sommes au bar de l’hôtel Bristol, à Genève, le 13 décembre 1986. Accoudé à un piano, Gainsbourg se prête une fois de plus au jeu de l’interview. Ce coup-ci, son interlocuteur se nomme Christian Defaye, un animateur de la Radio Télévision Suisse (RTS). Trois jours après la sortie de Charlotte For Ever, Gainsbourg semble éreinté, mais loin d’être éteint. Une brève introduction à sa filmographie en guise de bonjour, quelques notes du thème Je t’aime... moi non plus, puis le journaliste enchaîne avec le dernier long-métrage.
« Un pur alcoolique en conflit avec sa fille, deux personnages interprétés par Charlotte et vous, un scénario que vous avez écrit, une mise en scène réalisée par vous… il y a un côté furieusement autobiographique dans votre film – Le Nouvel Observateur ». Face à cette critique, Gainsbourg acquiesce, affirme, développe, puis décoche une flèche : « Charlotte For Ever, ça veut dire “amour-passion pour toujours”... mais pur hein ! Qu’on ne parle pas d’inceste sinon ça va chier, je casse les dents ! »
Le sujet sorti de la bouche de l’auteur himself, une remise dans le contexte s’impose. Dans ce film, Gainsbourg raconte l’histoire de Stan — qu’il interprète —, un scénariste complètement alcoolique, à tendance suicidaire, vivant seul avec sa fille de presque 15 ans. Ce personnage plongé en plein chaos suite au décès de sa femme, enchaîne les comportements plus qu’ambigus envers tous les autres protagonistes du long-métrage, quel que soit leur sexe ou leur âge. On retiendra notamment cette scène où l’homme à tête de chou tripote les seins de la jeune amie de Charlotte… Impensable aujourd’hui.
Ces sujets autour de la pédophilie ont tellement évolué depuis 40 ans qu’il est impossible de jouer (dangereusement) au Humbert Humbert, antihéros du roman Lolita de Vladimir Nabokov ; un chef-d’œuvre qui nécessite un recul et une réflexion extrême. Il est d’ailleurs directement cité au début du film – « Sergent rendez-la moi, ma Lolita, ma Lo / Aux yeux si cruels, aux lèvres si douces. / Lolita : tout au plus quarante et un kilos / Ma Lo : haute de soixantes pouces. / Ma voiture épuisée est en piteux état, / La dernière étape est la plus dure / Dans l’herbe d’un fossé je mourrai, Lolita / Et tout le reste est littérature. »
Et puis il y a le cœur du propos : la relation de ce duo père/fille. Unique en son genre, elle questionne sans cesse les formes d’affection que les liens du sang peuvent considérer comme normales, voire normées, ou même morales. Déjà très osé pour son époque, ce film a réduit en charpie la pureté éthique et les sujets explorés par le cinéma français de ces années. Ce jeu de funambule avec les sentiments et les images — soit de Charlotte dénudée, soit de ses deux jeunes copines dénudées aussi — a évidemment suscité son lot de réactions. D’autant plus qu’il s’inscrivait dans la continuité de la chanson Lemon Incest (1985), déjà à l'origine d'un authentique scandale.
Moins puissante que pour le morceau, la controverse accompagnant la sortie de Charlotte For Ever a tout de même scindé la critique en deux ; comme l’œuvre de Gainsbourg dans son ensemble, finalement… Il y a donc eu les pour, comme Le Monde qui écrivait le 8 décembre 86 : « Gainsbourg compose, écrit, réalise à partir de distorsions volontaires sur sa propre image » – « Pas dégueu » selon le principal intéressé. Et bien sûr les contres, comme cet extrait d’un article du Figaro Magazine le laisse comprendre : « depuis 30 ans son talent était lié au goût de la provocation. Pour continuer à choquer, il utilise désormais sa fille. Résultat, un film sénile et peu ragoûtant. »
Outre toutes les considérations de l’époque, une chose est sûre : en 2022, sortir un film comme Charlotte For Ever semblerait extrêmement compliqué, voire impossible. Les lignes ont tellement bougé dans le bon sens que, nombre de sujets qui étaient tabous ne le sont désormais plus. Le plafond de verre a éclaté, et les prises de paroles selon différents vecteurs (podcasts, émissions radio, télé...) sont devenues si nombreuses que dorénavant, le mutisme n’est plus une option envisageable.