2021 M03 1
« Je n’ai plus besoin de dictionnaire de rimes. Ça me fait chier. Je connais la langue française. Ce n’est pas elle qui me tient, c’est moi qui la jugule. Je la tiens à la jugulaire ». Dans un entretien à France Culture daté de 1969, Serge Gainsbourg se montre tel qu’il est : arrogant, provocateur, et finalement assez lucide quant à son processus d'écriture, unique, en contrepied total avec celui prôné par les artistes de variété. C’est que personne avant lui n’avait décomplexé à ce point l’écriture en français, la faisant sonner pop à travers des chansons où, malin, il abandonne sa prose baudelairienne et ses formules littéraires des débuts au profit d’onomatopées, de soupirs sensuels, d’anglicismes: autant d'artifices peut-être plus adaptés aux sonorités qu’il est allé piquer au Royaume-Uni.
Gainsbourg n’a toutefois pas attendu le mitan des 1960’s pour révolutionner la langue de Brassens et Claude François. Dès 1964, Elaeudanla Teïtéïa en atteste : Læticia devient un prénom que l’on saborde, que l’on distord dans tous les sens pour mieux en répéter les syllabes à l’envi, tel un mantra.
Pour comprendre l’écriture de Gainsbourg, il faut se plonger dans les livres de Joris-Karl Huysmans, Oscar Wilde ou Nabokov, dont la Lolita inspira très clairement le concept de « Une histoire de Melody Nelson ». Pour saisir toutes les subtilités de sa grammaire, il faut en revanche réécouter les plus de 600 morceaux qu’il a écrit en une trentaine d’années de carrière.
Dans Comic Strip, Ford Mustang ou Lola rastaquouère, le français devient ainsi une langue élastique, que l’on malaxe avec style afin d’y glisser des rimes obscènes (à l’image des Sucettes qu’il inséra dans la bouche de France Gall), de la dérision, des réflexions mélancoliques (Ces petits riens), des octosyllabes (« Combien j’ai connu/D’inconnues/Toutes de roses dévêtues ») et autres formes littéraires qui, chez Gainsbourg, paraissent toujours ludiques, jamais lourdingues.
Après tout, on parle ici d’un artiste qui, dès 1958, au moment de la sortie de « Du chant à la une !... », disait vouloir « réagir contre la pauvreté des textes de chansons ». Toute sa carrière, Gainsbourg a donc cherché à innover, accompagnant la libération des mœurs (Je t’aime,... moi non plus) et les années psychédéliques (Teenie Weenie Boppie), flirtant avec la folie et le suicide (Chatterton, Je suis venu te dire que je m’en vais), osant détourner des mythes nationaux (Aux armes et cætera) et flirter avec le morbide - rappelons que Comme un boomerang a été jugé trop sombre et torturé par le jury de l'Eurovision en 1975.
Fidèle à son processus créatif, l’homme à la tête de chou a également beaucoup puisé dans la littérature de ses modèles : Baudelaire, Le rock de Nerval, Ronsard 58 s’entendent ainsi comme des odes à ces grands écrivains, tandis qu’Initials B.B. et Variations sur Marilou sont remplies à ras-bord d’allusions littéraires (Le Corbeau d'Edgar Allan Poe et L’Amour monstre de Pauwels pour la première, Alice aux pays des merveilles pour la seconde). La preuve, s’il en fallait une, que la chanson n’a jamais été un art mineur pour Gainsbourg, même s’il s'amusait à prétendre le contraire.
Chez lui, chaque texte semblait être l’occasion de se jouer des mots et des sens, de titiller la morale (Lemon Incest), d'inventer de nouvelles expressions à base de néologismes et de mots-valise (« L’anamour », « Coca-colle »), mais surtout de rappeler la faculté du grand Serge à glisser de la subtilité, de la poésie et de la grâce dans une écriture tour à tour réflexive et décadente. « En ligne de mire, je n'avais pas le bonheur. Ça ne m'intéressait pas, confirmait-il en 1989 aux Inrockuptibles. J'avais des instants de bonheur avec quelques femmes, mais ça n'appartenait qu'à moi, je ne racontais pas ma vie. Je racontais mes turbulences. Je balançais mes turbulences, mais pas mes instants de calme. Rien à dire là-dessus. L'idée de bonheur n'est pas une quête. »