La cancel culture va-t-elle avoir la peau de tous les musiciens ?

À l’image de The Vivi dans The Voice, de nombreux artistes ont récemment été sous le feu de polémiques. Au point d’être lâchés par leurs proches collaborateurs, pour des faits allant du criminel au problématique. Se pose alors la question de définir clairement ce qui est problématique, et surtout de l'immédiateté des sanctions exigées. Attention à ne pas aller trop vite.
  • On appelle cela la cancel culture : la dénonciation de personnes en ligne. Cela fonctionne en général en trois temps : une dénonciation d’actes ou propos jugés problématiques (call out) ; une polémique (shitstorm) ; et une isolation de la personne dénoncée (cancel). Selon la popularité de la cible, et surtout de la gravité des faits dévoilés, chaque étape peut prendre une ampleur plus ou moins grande, aux conséquences plus ou moins lourdes. Le phénomène va bien au-delà de la musique, mais de nombreux musiciens en ont fait les frais. Certains, comme Kanye West ou Azealia Banks, multiplient les affres sans que cela semble les affecter outre mesure. Dans d’autres cas, les accusations sont trop graves pour être évitées, comme pour Marilyn Manson, accusé de violences physiques et psychologiques par plusieurs ex. Le chanteur a immédiatement été abandonné par son label, ainsi que plusieurs collaborateurs proches.

    En France, certains en ont aussi subi les conséquences. Freeze Corleone, par exemple : après des punchline ambiguës, il a été pris pour cible par la Licra et même Gérald Darmanin, au point de se faire lâcher par son label, Universal. Plus sordide, Moha La Squale a récemment été accusé de séquestration et violences par trois femmes. Dans la foulée, Roméo Elvis a reconnu avoir agressé sexuellement une femme. Depuis, la carrière des deux artistes est au point mort, les feats leur sont refusés et les partenariats sont annulés.

    Dernier exemple en date : The Vivi, jeune rappeur de 21 ans, candidat au télé-crochet de TF1 The Voice. Sa performance a convaincu le jury, mais dès le lendemain de sa diffusion, le 22 février, des internautes exhumaient des tweets vieux de quatre ans. Le ton se veut humoristique, mais parler de mauvais goût est un minimum, tant le lycéen tombait alors dans un sexisme et racisme bas du front. Le musicien a immédiatement publié un message d’excuses sur son compte instagram, appuyant sur la honte éprouvée à la lecture de ces messages passés, avant de supprimer son compte Twitter. Mais cela n’a pas suffi : le voilà exclu de l’émission. « Ces messages restent incompatibles avec nos valeurs et avec sa participation au programme, qui s'arrête aujourd'hui », déclare la société ITV, productrice de The Voice.

    Ces cas soulèvent de nombreuses questions, tournant essentiellement autour de la limite fixée à propos de ce qui est problématique ou non. Peut-on vraiment juger d’une façon similaire les cas de The Vivi et Marilyn Manson ? Ou bien de Moha La Squale et Roméo Elvis ? S’il serait inacceptable de minimiser les actes du second, les accusations envers le premier sont d’une toute autre gravité. Or, le fonctionnement ultra rapide des réseaux sociaux amènent à une mise à plat de ces comportements : on passe d'une polémique à l'autre, sans vraiment prendre le temps de juger de chacune au-delà du ressenti. À l’heure des salutaires mouvements #metoo et #musictoo, les call out ont vocation à se multiplier, et il devient important de se poser ces questions. Ce n’est certainement pas à nous d’y répondre, si tant est que cela soit possible. Car en réalité, chaque situation est unique, et chacun juge selon ses propres critères les limites à ne pas franchir, et les conséquences lorsque cela arrive. Pour progresser collectivement, il faudrait donc être capables de confronter nos points de vue et valeurs.

    Encore faudrait-il pouvoir le faire sereinement. Les réseaux sociaux servant de caisse de résonnance, la moindre polémique peut très vite prendre des proportions immenses. Le fonctionnement même de ces plateformes crée une pression : il faut vite prendre position. Or, un mélange de précipitation et de stress est rarement bon conseiller. Souvent, il semble que la volonté de préserver une bonne image prime sur toute réelle conviction, sans se poser la question des conséquences à long terme de la décision, ou de la justesse de la dénonciation. A-t-on vraiment envie de voir des labels terrifiés au moindre bad buzz, incapables de soutenir leurs artistes, mais également de discerner leurs potentiels écarts ? Plus largement, veut-on vraiment d’une industrie ne fonctionnant qu’à la pureté éthique, et plus à la force d’une proposition artistique ? À force d’exiger des condamnations rapides, cela pourrait créer des précédents dangereux, si on ne prend pas le temps d’y réfléchir.

    Quoi qu’il en soit, les artistes devront désormais être vigilants. Car la moindre erreur peut vite leur revenir en mode boomerang. La cancel culture est ainsi une arme puissante entre les mains du public, pouvant amener de profonds changements dans l'industrie musicale. Mais cela nous donne également à tous une responsabilité. Que ce changement soit pour le mieux ne tient qu'à nous.