2023 M02 19
Si les murs pouvaient parler, ils auraient sans doute des milliers d’histoires à raconter. Avec cette affirmation, on pense tout de suite au studio anglais Abbey Road, sur lequel la fille de Paul McCartney a réalisé un documentaire. Dans le même genre, il y a Electric Lady, complexe musical fondé par Jimi Hendrix en 1970, en plein cœur de Manhattan. Un authentique temple de la création qui aura vu naître les grands albums d’hier et d’aujourd’hui, de Patti Smith et David Bowie jusqu’à ceux de Kendrick Lamar et Bad Bunny.
Avant de devenir un studio d’enregistrement, le Electric Lady était déjà un repaire de musique. À l’origine, dans les années 30, ce lieu s’appelait le Village Barn. Un petit club plébiscité par les amoureux de la country, qui sera l’un des premiers à retransmettre à la télévision des concerts à l’orée de la décennie 40. Après plus de 20 ans de bons et loyaux services, ce bâtiment flanqué en plein Greenwich Village va se transformer. En 1967, il devient le Generation Club, nouvelle place à la mode pour faire la fête et voir des lives. Sly and the Family Stone, B.B. King ou encore Chuck Berry s’y produiront. Une joie de courte durée pour les New-Yorkais, puisque ses patrons devront fermer boutique seulement quelques mois après son ouverture.
So many great shows from 1968, this show often gets overlooked, but it is powerful start to finish.
— JimiRocks (@Jimi_Stella) June 25, 2022
Generation Club: New York City April 7th 1968#JimiHendrix pic.twitter.com/PKp2A67aZY
C’est ici que Jimi Hendrix intervient. Habitué de la boîte de nuit, le jeune guitariste à qui tout sourit est à 26 ans au sommet de sa gloire. Pour en arriver là et sortir les albums qui l’ont hissé à ce statut de guitar hero, Hendrix passait un temps monstre en studio. Ce qui n’était bien évidemment pas sans frais pour sa maison de disques. Lorsqu’il rachète le club en 1968 avec son manager Michael Jeffery, leur vient une idée folle : pourquoi ne pas transformer le Generation Club en un studio d’enregistrement ? Les travaux du tout nouveau Electric Lady — tiré du nom de son album « Electric Ladyland » (1968) — peuvent débuter. Première étape, dénicher un architecte.
Hendrix et sa clique jettent leur dévolu sur John Storyk. Si tout roule avec ce jeune acousticien débrouillard mais sans expérience, des galères viennent ralentir le projet. En tout, il faudra deux ans pour que le studio Electric Lady soit fonctionnel. Pour fêter son ouverture, Hendrix organise le 26 août 1970 une pendaison de crémaillère à la hauteur de son attente. Seront invités Steve Winwood, Eric Clapton, Ron Wood ou encore Patti Smith.
Tout le monde connaît le destin tragique de Jimi Hendrix. Emporté à 27 ans, le guitariste n’aura passé que quelques mois dans son « paradis pour musiciens ». Un très court laps de temps, pendant lequel il aura malgré tout eu l’occasion d’enregistrer des chansons ; notamment ce Slow Blues très inspiré. Il ne sera que le premier d’une longue liste d’artistes se pressant dans l’enceinte de ce studio fait sur mesure, spécialement pensé pour que les musiciens puissent exprimer leur art dans les meilleures conditions. D’abord, les pontes du rock se l'approprient : Led Zeppelin, Lou Reed, les Rolling Stones… tous viendront faire un tour.
Rapidement, le Electric Lady ouvre ses bras à d’autres horizons. Le premier à l’enlacer est Stevie Wonder, fraîchement libéré de son contrat avec la Motown. La légende raconte que c’est ici, lors d’un jam en compagnie de Jeff Beck, qu’il aurait trouvé le riff de Supersition (« Talking Book », 1972). Car dans ce studio, on ne vient pas seulement pour enregistrer. Entre ces murs, les musiciens ont pris l’habitude de composer, de s’inspirer, de faire des impros ou de simplement passer du bon temps. Et c’est ça qui rend le lieu si unique.
Des anecdotes de la sorte, le Electric Lady en est rempli. On aurait pu vous raconter la fois où Lennon et Bowie ont traîné ensemble pour créer des morceaux de « Young Americans » (1975), notamment Fame, sur lequel on peut entendre la voix du défunt Beatles. Ou comment Patti Smith et John Cale du Velvet Underground se sont pris la tête lors de la confection de « Horses » (1975), premier album de la chanteuse.
Malgré des débuts si intenses, la place va hélas se faire bouder et connaître un coup de mou. Cela va durer jusqu’à la deuxième partie des années 90, période à laquelle une jeune génération d’artistes réinvestit ce temple de la création. D’Angelo est le premier d’entre eux. Il sera suivi par The Roots, Erykah Badu ou encore Common. Tous ensemble, ils formeront le collectif éphémère Soulquarians.
Puis, à l’orée du nouveau millénaire, le studio connaît une seconde période de disette. Son âme disparaît peu à peu, tout comme son attractivité et sa rentabilité pour les labels. L’Electric Lady dépérit, jusqu’à l’arrivée du jeune Lee Foster. Il n’a qu’une mission en tête : retaper l'endroit afin qu’il retrouve sa superbe d’antan. Pendant trois ans, il s’attelle chaque jour à cette tâche. Avec succès, puisque les artistes sont de retour. Et pas n’importe lesquels : M.I.A., Jay-Z, Kanye West ainsi que… Daft Punk, qui y a enregistré des bouts de « Random Access Memories » (2013).
Aujourd’hui, le Electric Lady semble même avoir dépassé sa version originale. Récemment, ce sont Kendrick Lamar, Rosalía ou encore Bad Bunny qui sont venus y composer leurs derniers albums en date. Et devinez quoi ? Chacune de leur création respective a été auréolée d’une récompense lors de la 65e cérémonie des Grammy Awards.