2023 M09 5
En 1972, les Rolling Stones ne sont plus seulement "le plus grand groupe de rock du monde", comme ils aiment se qualifier – à raison – depuis plusieurs années déjà. Ils sont également devenus le plus grand cirque "sex, drugs and rock'n'roll" que l’on puisse imaginer.
Après l’enregistrement déjà chaotique du chef-d’œuvre "Exile on Main Street" (1972) à la villa Nellcote en France, ils ont fait leur retour aux Etats-Unis à l’été pour une tournée mythique – la fameuse "Stones Touring Party" –, où le groupe est au sommet de sa forme sur scène et en coulisses.
Un film au titre plus qu’explicite – Cocksucker Blues – documente tous les excès des Stones pendant ces deux mois de fêtes interminables, mais la crudité de son contenu – nudité, drogues dures, groupies et roadies en roue libre… – horrifie tellement le groupe qu’il ne sortira jamais officiellement.
Une fois la tournée terminée, la gueule de bois au réveil est assez violente. Mick Jagger et sa bande dégagent une telle odeur de soufre qu’ils ne sont les bienvenus nulle part. Ce sont toujours des exilés fiscaux qui fuient leur Angleterre natale, et ils sont désormais persona non grata en France, où la police et la justice s’intéressent beaucoup à la quantité astronomique de drogue qui circulait chez eux pendant leur séjour à Villefranche-sur-Mer sur la Riviera.
Complètement héroïnomane, Keith Richards tente de se désintoxiquer et d’échapper aux autorités françaises en Suisse, pendant que Mick Jagger se prend au jeu du luxe et de la jet set depuis son mariage très glamour avec Bianca Pérez-Mora y Macias à Saint-Tropez. Autrement dit, les deux leaders des Stones s’éloignent déjà dangereusement et doivent commencer à collaborer à distance.
Heureusement, Chris Blackwell, fondateur du légendaire label Island Records, leur trouve une porte de sortie en Jamaïque, où il a flairé la bonne affaire Bob Marley avant l’explosion du reggae.
Bizarrement ou pas, l’île des Caraïbes est le seul pays à accepter d’accueillir le grand cirque stonesien dans un de ses studios. Le groupe débarque donc à l’automne 1972 chez Dynamic Sounds, où il se coupe totalement de la pauvreté et de la violence de Kingston pour enregistrer l’essentiel des chansons.
Par chance, il n’essaye pas non plus d’enregistrer un album de reggae blanc, puisque Keith Richards avouera lui-même qu’il ne comprenait rien à cette musique à l’époque, ce qui fera dire à Mick Jagger que "Goats Head Soup" est peut-être le seul album enregistré en Jamaïque "sans la moindre influence du reggae sur aucun des morceaux".
Désormais trentenaire, Mick Jagger voit bien ce qui se passe autour de lui. Le glam rock triomphe dans son pays, ce qui l’a amené à adopter très cyniquement le maquillage et les tenues qui vont avec lors de la dernière tournée.
Musicalement, la ringardisation guette, et la transformation de David Bowie en rockstar menace de lui faire de l’ombre, mais comme souvent, c’est du côté des musiques noires qu’il trouve l’inspiration, et plus particulièrement du côté du funk génial d’Isaac Hayes ou Funkadelic.
Très critique à l’époque des influences roots entendues sur "Exile on Main Street" – que l’on doit évidemment surtout à Keith Richards, Jagger prend les commandes pendant l’enregistrement de "Goats Head Soup", où Richards s’efface nettement, en raison sans doute de ses problèmes personnels.
Paradoxalement, c’est pourtant lui qui signe la mélodie si diversement appréciée d’Angie, ce morceau dont on ne sait toujours pas s’il s’adressait à Angie Bowie, Marianne Faithfull, Angie Dickinson où Angela Richards (la fille de Keith). Ce que l’on sait bien revanche, c’est qu’il s’agit d’un des plus gros cartons de l’histoire du groupe.
Avec le flair commercial qui le caractérise, Mick Jagger ne s’y est évidemment pas trompé en insistant auprès du célèbre patron d’Atlantic Records (Ahmet Ertegün) pour en faire le premier single de l’album.
Bien sûr, les fans des Stones se bouchent les oreilles – le rock critic Nick Kent en fait des caisses à l'époque dans le NME – à l’écoute de ce slow sirupeux où Mick Jagger se la joue crooner triste – sa voix manipulatrice est au sommet, bien loin de la dangerosité et de l’aura sulfureuse habituelle des morceaux des Stones.
Cinquante ans après, on ne peut pas nier pour autant que malgré son matraquage incessant qui la rend forcément un peu irritante, il s’agit d’un classique et quasiment de la balade ultime, magnifiquement portée par le piano de Nicky Hopkins et les arrangements de cordes de Nicky Harrison.
Il faut dire que le producteur Jimmy Miller – grand architecte des quatre grands albums précédents – a beau être en bout de course après être devenu lui aussi toxicomane à force de fréquenter les Stones, il a quand même eu la bonne idée de rappeler les meilleurs musiciens de studio des Stones – notamment Nicky Hopkins au piano, Billy Preston au clavinet et Bobby Keys au saxo – pour sa dernière collaboration avec le groupe.
Leur contribution est décisive sur certains des meilleurs morceaux de l’album, comme Doo Doo Doo Doo Doo (Heartbreaker), dont le groove apocalyptique – les paroles évoquent les violences policières à New York – a très bien vieilli et illustre à merveille la mort des utopies hippies des sixties. Mick Taylor y fait aussi des merveilles avec sa pédale wah-wah et la cabine Leslie, deux effets dont le groupe abuse avec un certain succès sur l’album, y compris sur le piano électrique de l’organiste Billy Preston.
Le deuxième guitariste habituellement si timide des Stones est le grand monsieur de "Goats Head Soup", où il profite de la discrétion inhabituelle de Richards pour briller. Son solo sur le très réussi 100 Years Ago est par exemple un vrai morceau de bravoure, et sa balade Winter est une merveille méconnue. Malheureusement, Mick Taylor ne sera jamais crédité pour ses contributions, une source de frustration qui contribuera largement à son départ du groupe peu de temps après.
Et Keith Richards dans tout ça ? Il signe tout simplement l’une de ses meilleures balades avec Coming Down Again, où il évoque sa relation avec sa muse Anita Pallenberg, l’ancienne copine de Brian Jones (pas très sympa).
Bénéficiant elle aussi des prouesses de Nicky Hopkins au piano, Coming Down Again n’est pas pour autant un titre aussi tout public qu’Angie. Keith Richards ne peut en effet pas s’empêcher d’y coller des paroles on peut plus explicites, où il ne se cache pas d’être un gros charo : "Slipped my tongue in someone else's pie. Tasting better every time. Being hungry, it ain't no crime". Vous avez compris la métaphore.
Outre cette référence très subtile à la pratique du cunnilingus, "Goats Head Soup" est un album où les Stones assument plus que jamais leur statut de groupe décadent et on en revient au grand cirque rock’n’roll qu’ils représentaient à l’époque.
Si le morceau d’intro laborieux et un peu mou du genou (Dancing with Mr. D) fait pâle figure en comparaison du Sympathy for the Devil de "Beggars Banquet" (1968) avec ses références usées au diable et à des succubes, on ne peut pas en dire autant de celui qui clôt "Goats Head Soup".
Pastiche extrêmement réussi de Chuck Berry où Jagger répond notamment à la revenge song de son ex Carly Simon, Star Star est peut-être le titre le plus obscène de la carrière des Stones – pour la misogynie il y a de la concurrence. Ahmet Ertegün a certes réussi à faire disparaître son titre d’origine chanté dans le refrain (Starfucker), mais pas ses références graveleuses à la vie sexuelle d’une groupie.
Exemple inimaginable aujourd’hui et qui se passe de traduction : "Your tricks with fruit was kind a cute. I bet you keep your pussy clean". Ce sommet de la dépravation seventies se risque même à associer des icones comme John Wayne et Steve McQueen à des actes sexuels, juste par amour du risque.
Ajoutez que le très bon Silver Train raconte des relations avec une péripatéticienne (quoi d’autre ?) et on comprend mieux pourquoi dans 100 Years Ago, Jagger chantait "Don't you think it's sometimes wise not to grow up?".
Oui mais voilà, si "Goats Head Soup" est un énorme succès dans les charts, ce n’est évidemment pas un album de la trempe de ses quatre prédécesseurs. Il est certes loin d’être aussi mauvais qu’une bonne partie de la critique le prétendait à l’époque, mais il n’en demeure pas moins que pour la première fois, les Stones ne sont plus les meilleurs dans leur domaine.
Quand "Goats Head Soup" sort le 31 août 1973, David Bowie a déjà sorti depuis quelques mois un album bien meilleur dans le plus pur style stonesien ("Aladdin Sane"), et les New York Dolls viennent de sérieusement ringardiser le groupe avec un premier brûlot proto-punk qui lui doit pourtant presque tout. Et bientôt, Aerosmith en fera de même.
Une grande partie des fans voit aussi (à tort ou à raison) dans "Goats Head Soup" et Angie la prise de contrôle de Mick Jagger, accusé de transformer les Rolling Stones en machine à cash qui joue artificiellement de ses excès et qui n’a rien à dire de nouveau sur son époque et la musique, au détriment de l’imprévisibilité et de l’inspiration associées à Keith Richards.
Est-ce d’ailleurs un hasard si le visage de Mick Jagger apparaît seul sur cette affreuse pochette qui fait saigner les yeux de quiconque a déjà acheté des disques dans une brocante ? Pour donner une idée du mauvais goût dans lequel le groupe commence alors à s’embourber, les deux premières versions étaient d’une laideur encore plus rare.
Mock up for a proposed cover for the Goats Head Soup album by Hipgnosis, 1973
— Rolling Stones Data (@StonesData) March 18, 2021
Blog: https://t.co/dsHnS8NkUfhttps://t.co/M9AqRlz2Gl pic.twitter.com/PGvdrIiR5m
La première présentait les membres du groupe en centaures, et la deuxième dépeignait une "Mannish water", soupe jamaïcaine traditionnelle qui donne son nom à l’album, et où l’on retrouve la tête, les intestins, les testicules et les pattes d’une chèvre. Mais ce n’est rien par rapport à ce que les Stones commettront par la suite.
Remastered at half-speed by Miles Showell at Abbey Road and released earlier this year, the alternative sleeve edition of @RollingStones ‘Goats Head Soup’ 2020 is the perfect vinyl to see in Halloween.
— Abbey Road Studios (@AbbeyRoad) October 31, 2020
Available on the Abbey Road Shop here: https://t.co/MZYbbJw8vk pic.twitter.com/pSTF6CAV0A
Si "Goats Head Soup" n’avait pas le malheur de suivre quatre des meilleurs albums de l’histoire du rock – il fallait bien que cette série magique s’arrête un jour, sa postérité serait sans aucun doute beaucoup plus enviable. Mais les Rolling Stones ne sont pas n’importe quel groupe, et "Goats Head Soup" marque bien le début de leur si long déclin. On peut aussi dire que depuis cinquante ans, le groupe n’a jamais sorti un meilleur album, ce qui est une autre forme d’exploit.
Mais la soupe est tellement bonne.